370906-505

Jean Louis Michel

Pantin, proche banlieue parisienne, zone des entrepôts. No man’s land coincé entre le périphérique et les voies de chemin de fer. Vue plongeante sur un plan en damier, des travées à n’en plus finir. Éclairage ténu. Lumière orange. Zoom progressif sur un coin particulier près des murs Ouest de la zone, un fourgon tous phares éteints, collé au pignon d’un dock.

-               Bon Dieu, tu fais chier, magne-toi !

-               Je fais ce que je peux. Si tu veux que ça aille plus vite tu viens m’aider, OK ?

-               Hors de question, c’est ton idée. Je reste là et je fais le guet, comme on a dit. Si ça commence à puer l’embrouille, je me tire.

-               T’es une lopette, une fiotte, je me demande bien pourquoi je fais des affaires avec toi.

-               Peut-être parce qu’il n’y a que moi qui pouvait te fournir le code de sécurité pour l’entrée.

-               Ouais, ça doit être ça, n’empêche que t’es une lopette ! 

Le premier, assis dans le fourgon, côté conducteur, c’est Momo. Petit, pas très épais, on le distingue facilement à son espèce de mono sourcil qui lui barre le front de manière grotesque. A vingt-quatre ans, il n’a ni diplôme, ni qualification. A l’école, il n’a jamais rien compris. Les divers conseillers d’orientation qui se sont penchés sur son cas l’auraient bien dirigé vers une ou deux années de mécanique, mais pour lui c’était encore trop compliqué. Momo est orphelin de père et vit chez sa mère avec sa petite sœur et son beau frère dans un quatre pièces de Sarcelles.

Momo n’a pas inventé l’eau chaude, mais son beau frère, Abdel, travaille dans cet entrepôt de stockage de fret. Ce con s’est fait tatouer le code sur son bras gauche, pour ne jamais l’oublier. Quel crétin ! 370906-505.

En ce moment, Momo est assis au volant du Ford, près à démarrer. Il est mort de trouille. Si Abdel, ce gros porc qui cogne sa sœur, apprend qu’il a fait le coup, c’est sûr, il le tuera, Momo en est certain. Momo doute, Il se demande même s’il ne ferait pas mieux, tout de suite, de se faire chopper par les flics. Ils sont moins dangereux que l’autre gros con d’Abdel.

-               Momo, tu m’écoutes ?

-               Ouais, je suis toujours là.

-               J’ai chargé une palette d’écrans plasma, j’arrive, alors ouvres les portes du fourgon, OK ?

-               Ouais !

-               Et arrête de faire dans ton froc, on ne se fera pas gauler. 

Lui c’est Johnny, un indécrottable braqueur. Johnny est plus vieux que Momo de dix ans environ. Environ parce qu’il ne connaît pas son âge avec exactitude, il vient d’une communauté de gens du voyage fâchée avec l’État Civil. Sans plus de qualification que son compère, il a cependant développé avec l’âge un certain sens de la débrouille. « Paria, gitan, manouche, voleur de poule », il n’a jamais compté sur la société des Gadjé pour remplir sa gamelle. Il a rencontré Momo en taule, à la Santé, ils étaient dans la même cellule : Johnny pour un braquage qui avait mal tourné dans une épicerie tenue par un chinois mauvais comme une teigne, et Momo pour une récidive de conduite en état d’ivresse  et sans permis, suivi d’un accident grave sur le périph’ Sud. L’animal est buveur.

Johnny se dit que c’est peut-être pas une bonne idée de confier les clés du camion à Momo, mais, manquant d’options…

Quand Momo a raconté que son beau frère, le gros porc, avait la possibilité de rentrer de jour comme de nuit dans les entrepôts, l’idée du braquage avait lentement germé chez Johnny. Tout naturellement, ils s’étaient retrouvés à la sortie.

Un matin, à la terrasse d’un bar Loto PMU crasseux, Momo avait brossé le tableau à Johnny, assez timidement, avec l’air de celui qui ne veut pas se mouiller. Abdel bossait tout particulièrement sur une plateforme logistique qui appartenait à une enseigne spécialisée dans la vente d’électroménager, d’Hi-fi et d’électronique en tous genres. Les yeux de Johnny s’étaient illuminés : des montagnes d’écrans plasma et de matériels de haute technologie. Une mine d’or, enfin, tout comme. Pour Momo, c’était plutôt l’occasion de venger sa sœur. C’est pas son truc, les braquages. D’ailleurs c’est son premier, et le moins qu’on puisse dire, c’est qu’il n’est pas fier.

La porte du dock monte tout doucement, sans trop couiner. Les galets d’acier semblent bien lubrifiés et glissent sur leur rail. Momo descend aider Johnny. Ils mettent dix minutes à charger correctement les cartons. Ça ne doit pas bouger pendant le transport. Ils ne sont pas bien dégourdis à vrai dire. Momo trébuche dans le camion, manquant de faire tomber un des colis.

-                Mais bordel, t’es abruti ou quoi ? Tu peux pas faire gaffe ?

-               Oh ça va, y a pas de mal, hein, lâche-moi !

-               Boulet !

On ne sait si les deux compères sont les fils naturels des Pieds-Nickelés, mais bon gré mal gré, le chargement se déroule selon le plan établi sur la route, en venant.

-                Bon écoute, il y a encore de la place, j’y retourne, encore une palette de matos, OK ?

-               Merde, on n’a pas assez avec ça ?

-               Tu plaisantes j’espère ? il fait nuit, il n’y a personne, alors tout va bien se passer, d’ac’ ?

-               Mec, t’es cinglé ! on ferait mieux de se tirer tout de suite.

-               Ah Ouais ? »

Johnny grimpe dans la cabine, saisit les clés.

-                Alors voilà le topo : c’est moi qui a les clés, donc tu reste là, tu fais le guet comme prévu, et tu te calme. 

Momo ne se sent pas très bien, il flaire les emmerdes. « Oh non, merde. » se lamente t-il. Il sent que ça va foirer.

Johnny est reparti dans l’obscurité. Il referme la porte derrière lui. Elle se verrouille automatiquement.  La zone des docks est divisée par zones, appartenant chacune  à différentes sociétés. Certaines sont encore vides, en attente de contrats ou de fret, d’autres sont pleines, en transit, prêtes à livrer partout dans la région dans un ballet bien réglé de camions bâchés.

Ici, des meubles exotiques, là bas des stocks de conserves alimentaires, et au fond, le Graal : une montagne de cartons d’écrans plasma, de lecteurs DVD et de consoles de jeux.

Pour lui, c’était clair, sa fortune est faite.

Cependant, Johnny n’avait pas la moindre idée de l’endroit ou il stockerait son butin une fois le casse terminé, ça n’était pas dans les plans. Il ne savait qu’une chose : il y avait là de quoi flamber à Paname pendant quelques semaines, il y avait de quoi faire manger la famille. Stocker à Montreuil ? Jamais de la vie ! La famille était bien gentille, mais elle l’aurait dépouillé sans état d’âme, juste parce qu’il fallait bien bouffer.

Il est quatre heure du matin, la nuit est totale, la ville sommeille dans la lumière orange des lampadaires, les mêmes que ceux qui bordent l’avenue.

L’atmosphère est légèrement froide et poisseuse, comme il se doit dans ce genre d’endroit. Ou alors, ça doit être une simple sensation liée au stress, ou à la monté d’adrénaline.

Momo tremble un peu. Il fait les cents pas dehors, écoute les bruits, un rien le ferait sursauter. Il pense qu’il n’aurait jamais du parler de son abruti de beau frère, et de son entrepôt, que c’est une énorme connerie. Il se dit que comme toujours il parle trop, que ça finira par lui attirer de sérieuse emmerdes. Momo aimerait même faire marche arrière, faire comme s’il ne s’était rien passé. Il aimerait dire : pouce, je joue plus ! Mais il sait bien que ça n’est pas possible. Misère !

Il en est là dans ses pensées quand il est soudainement distrait par le bruit d’un véhicule en approche. Un fourgon banalisé. Le véhicule vient se garer en coupant ses phares à quelques dizaines de mètres de lui, directement sur le quai.

Panique à bord. Momo, retourne au fourgon et s’enfonce dans son fauteuil d’où il peut observer la scène.

Trois hommes sortent du véhicule. Trois costauds, genre déménageurs.

« Putain, merde, il ne viennent quand même pas commencer leur journée en pleine nuit, non ? »

Momo saisit son petit émetteur, et appelle Johnny.

-               Johnny, il faut qu’on se barre, trois types viennent d’arriver.

-               Et alors, ils viennent par ici ?

-               Je crois que oui !

-               Comment ça tu crois, t’es pas sûr ?

-               Si, si, ils viennent par ici !

-               C’est qui ces types ?

-                J’en sais rien merde. Oh merde !!!!! Merde ! C’est mon con de beau frère avec des potes à lui !

-               Me dis pas qu’ils viennent bosser à cette heure-là quand même ?

-               Non, c’est pas possible !

-               OK, j’arrive,  je fais le tour par la porte de derrière. Pendant ce temps là, toi tu me rejoints, et t’allumes pas les phares, tu piges ?

-               Pigé. »

Les minutes s’égrainent interminablement pour Momo. Il ne comprend pas ce qu’Abdel vient faire ici, en pleine nuit.

Johnny le rejoint à l’autre extrémité du bâtiment. Il a laissé tomber le deuxième chargement à contrecœur.

Il ouvre la porte du camion côté passager le plus doucement possible. Ça n’empêche pas Momo de faire un bond et de laisser échapper un couinement apeuré.

-                Alors la fiotte ? T’as pas encore fais dans ton froc ?

-               Ta gueule, merde. 

Johnny veut en savoir plus, il longe le mur en courant et se poste au coin du mur. Sans faire le moindre bruit, il observe le manège des trois nouveaux arrivés. Abdel, ce doit être lui, tend le bras pour lire le code et le compose sur le petit clavier, près de la porte coulissante. Avec si peu de mémoire, Johnny se demande comment il se fait que ce con sache lire. La porte s’ouvre, Abdel fait un signe à ses complices qui pénètrent à leur tour dans le bâtiment, aucune lumière ne s’allume, à part les faisceaux de trois lampes torches.

Johnny retourne au fourgon, il en a assez vu. Abdel et ses potes sont là pour la même raison qu’eux, les gestes, les précautions, l’heure tardive, le travail dans l’ombre. Pas besoin de dessin.

-               Allez, on s’tire ! Toute suite !!! dit Johnny en ouvrant la porte.

-               YAAAA!!!! Tu m’as fait peur !

-               J’y crois pas, tu le savais que ton beauf piquait dans l’entrepôt ?

-               Non, je ne savais pas, on ne s’apprécie pas lui et moi, alors tu penses bien qu’il ne me mettrait pas dans la confidence, ce con.

-               Prend l’avenue Barbusse et ensuite tu fonces sur Bobigny. Il faut qu’on se fasse la tchave, fissa !!!

Momo démarre, il a l’impression que le fourgon fait un bruit de moteur à réveiller la ville entière. Le véhicule sort maintenant de la zone. Les trois autres n’ont rien vu.

Après un temps qui leur semble une éternité, ils atteignent leur destination. Il est près de quatre heures et demie. Johnny se souvient d’un type du côté de Bondy qui pourrait lui écouler son stock, il lui passerait un coup de fil le lendemain. Pour l’instant il est épuisé, mais il se demande s’il se remettra en affaire avec Momo. Il pense que ce mec n’est pas fiable, qu’il n’a ni la carrure ni les couilles.

Momo de son côté est soulagé. Le casse s’est bien déroulé. Il se dit qu’il l’a mis bien profond à son beau frère, mais qu’il ne recommencera pas. Trop de tension nerveuse.

-                    Stop là Momo, c’est là que j’descends. Tu garde bien le fourgon et tu te fais oublier jusqu’à demain. T’as un endroit où le cacher ?

-                    Ben ouais !

-                    OK, alors tu l’maquilles et quand j’t’appelle tu rappliques ta race le plus vite possible. Et pas d’embrouilles, t’as compris rebeu ?

Le brouillard envahit la banlieue, le jour est sur le point de se lever. Dans la zone des entrepôts, Abdel est vert de rage. Il vient de se rendre compte que quelqu’un est passé avant lui, la fauche est trop importante pour passer inaperçue. Plus grave encore, la porte n’a même pas été forcée, ça pourrait le compromettre. Quelqu’un avait le code, c’est obligé. Et qui connaît le code ? La liste est longue du côté de la direction mais ces types sont assez friqués pour ne pas avoir à faire de casses, pas assez de glaouis non plus. C’était l’épilogue d’une journée pourrie. On lui avait tiré sa camionnette dans la matinée, déjà. Et maintenant la Hi-fi et tous le matos qu’il s’était mis de côté.

                                                         *

Quand Momo s’est couché, Le soleil commençait à se lever.  Il était épuisé, physiquement et nerveusement, mais il n’avait pas fait un bruit en rentrant chez sa mère. Comme à son habitude il avait jeté son petit matelas par terre, derrière le canapé du salon et s’était glissé dans son duvet.

Depuis que sa frangine avait décidé de s’installer avec son mec à la maison, il s’était retrouvé sans chambre, sous son propre toit, éjecté par Abdel, ce gros connard qui se goinfrait des jambon-beurre arrosés de bières pendant ses journées de taf. Même en période de Ramadan. Rien que ça, démontrait à quel point il était manipulateur et menteur. Momo le haïssait. Il savait aussi que la frangine se prenait des coups et que ça, ça ne se faisait pas. Momo finit quand même par s’endormir, il n’a pas entendu Abdel revenir, lui non plus sans un bruit.

                                                    *

C’est sa mère qui l’a tiré du lit. Dix heures, c’est plus une heure pour dormir. Momo s’est levé sans rien dire. Il a fait un brin de toilette dans la minuscule salle de bain, s’est habillé, et à filé sans demander son reste. Il ne voulait voir personne et surtout pas croiser le regard d’Abdel, ce matin.

A la terrasse du bar Loto PMU crasseux il a sorti son téléphone de la poche pendant que le patron lui apportait son café. Momo a pris son petit déjeuner sans se presser, puis il s’est dirigé vers la gare RER avec l’intention de squatter sa journée du coté du forum des Halles, la fontaine des innocents.

Il n’a pas assisté à la scène. Il n’a pas vu les voitures de Police arriver comme dans les séries américaines. Il n’a pas vu Abdel sortir  de l’appartement en caleçon et avec les menottes. Il n’a pas vu un flic raconter qu’il avait bien trouvé le fourgon du suspect là où on le leur avait signalé.

Pour Abdel ça n’était pas la première fois, il y avait récidive, il en prendrait pour trois ans.

 

370906-505 à l’envers ça donnait SOS-GOGOLE, quel baltringue  c’t’Abdel ! Tout avait marché comme prévu. Abdel sortait de sa vie pour quelques temps, et la frangine retrouverait des couleurs naturelles. Il ne lui restait plus maintenant qu’à trouver une histoire crédible pour Johnny. 

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