48°49'48.0"S 123°19'48.0"W

petisaintleu

Suite de Coalition familiale. Version enrichie d'une courte nouvelle publiée précédemment pour l'intégrer au roman : où je découvre que le silence de la mer peut réserver des surprises.

Il existe un point sur notre planète, si isolé, que, si vous décidiez de vous y rendre, vos voisins les plus proches seraient les astronautes qui gravitent à environ quatre-cents kilomètres au-dessus de nos têtes. Dans un rayon de près de mille-quatre-cent-cinquante miles nautiques (la distance qui sépare Rennes de Moscou) et sur une surface qui représente quarante fois la France, vous ne trouveriez rien que de l'eau.         

Je ne suis pas un spécialiste des routes maritimes. Internet possède l'immense avantage de vous permettre, assis confortablement dans votre salon, de trouver des informations qui rendent votre récit précis et tout à fait crédible. Je consultai donc les cartes maritimes. Mieux encore, Marinetraffic.com me donna en temps réel la position des navires sur l'ensemble du globe. Je compris que rares sont les navires qui s'aventuraient dans cette zone, hormis ceux qui, en provenance de Panama ou des ports sud-américains de la côte Pacifique, se dirigeaient vers la Nouvelle-Zélande.        

À l'éloignement répondait le fantasme. Les écrivains, de tout temps, imaginèrent les zones isolées comme des refuges qui font les délices des cryptozoologues et des anthropologues à la recherche d'une branche oubliée d'hominidés. En 1912, par exemple, Conan Doyle situa son monde perdu, qui donnera quelques décennies plus tard Jurassic Park, sur un tepuy, ce plateau abrupt réputé pour son inaccessibilité, aux confins de la Guyane, de la Colombie et du Brésil. Le point Nemo, puisqu'il s'agit du nom donné à ce point maritime, est, selon H.P. Lovecraft, dans son mythe de Cthulhu, la position de la cité engloutie et fictive de R'lyeh. Là où le Grand Ancien rêve et attend.               

Revenons à la réalité et effrayons-nous.              

En 1997, la NOAA  (National Oceanic and Atmospheric Administration) détecta un bruit bien étrange. À l'aide de capteurs ultra-sensibles, situés à cinq-mille kilomètres du Point Nemo, un son, qui fut qualifié de Bloop, fut enregistré. Il s'agissait d'une ultra-basse fréquence. Si, dans l'absolu, il pouvait s'agir de la signature phonique d'un mammifère marin, il faudrait que celui-ci soit d'une taille gigantesque.           

Il est vrai que la surface de notre satellite naturel est mieux connue que nos mers. Les terres émergées ne représentent que 30 % de la surface de notre planète et leur altitude moyenne est cinq fois moindre que la profondeur moyenne supposée des océans. Il devient alors possible d'ouvrir la voie à toutes sortes de songes effarants, enfants de Céto. Venez sirènes, poulpes géants et Léviathans. Je vous ouvre les portes de l'enfer sous-marin, gardiens d'antiques civilisations disparues.           

Vous n'êtes pas engloutis. Depuis des millénaires, vous survivez, transportés au gré des légendes, des sagas et des contes. Dans sa modernité à annihiler le naturel, l'humanité n'a pu se résoudre à vous oublier. On s'accroche à vos effroyables écailles, dans une peur commune et matricielle. Qui sait ce qu'il advint lors des temps d'avant, le temps pour que nos gènes deviennent tous hantés du chaos originel ?        

Les astrophysiciens s'accrochent à leurs télescopes pour découvrir le premier souffle de l'univers. Peut-être qu'un jour, par un malheureux hasard, un bathyscaphe ouvrira la boîte de Pandore  qui sommeillait au fond d'une fosse hadopélagique ? 

Ce sera effrayant. Les peuples des profondeurs, chevauchant des liopleurodons et des mégalodons, dans leur hâte de reconquête, ne nous laisseront pas le temps de respirer. Sera alors rétablie l'ère du renouveau. À l'égoïsme de l'homme succédera l'altruisme de la survie.          

J'avais soif. Pitié, ne serait-ce qu'une seule goutte qui me permettrait de croire à un mirage, à un oasis de fraîcheur.

 

Nous dérivions depuis six jours. Au tout début, je plaisantais avec Henri. Au Salon de 1819, il admira Le Radeau de la Méduse. L'horreur et le caractère terrifiant du sujet le fascinèrent tout autant que le public qui se pressait pour venir l'admirer. À y réfléchir, notre situation paraissait bien paradoxale. Il me suffisait d'un rien pour retrouver la Seine, dont l'ultime et bien piètre danger, au regard de notre situation, se limitait à une crue centennale. Pour y retrouver quoi ? Au mieux, mon train-train, à savoir si mon banquier supportait mon énième coup de Jarnac à lui donner une explication fumeuse sur l'état de mon compte ? Au pire, quitter cette Charybde pour replonger dans la Scylla que nous cherchions à fuir ? À choisir, j'optai pour le choléra dont il était peu probable qu'il nous trouve au milieu du Pacifique, délaissant la peste qui, dans le monde réel, devenait mon quotidien.           

Arthur trempait ses pieds dans l'immensité de l'océan, sifflant ce qui devait être des succès musicaux de son époque. Il finissait de préparer une canne à pêche. Le général, droit dans ses bottes, scrutait l'horizon.        

« Ce n'est pas la peine de t'arracher les yeux et d'assécher tes pupilles. Personne ne viendra nous chercher jusqu'ici.

— Où sommes-nous donc ?

— Au milieu de nulle part, en son terme le plus strict.

— Que croyais-tu donc, insensé, en nous conduisant ici ? Nous faire quitter l'enfer terrestre que tu as déclenché pour un purgatoire liquide ? Sage décision ! »

Les lèvres séchées par l'iode, je baissai les yeux en signe d'acquiescement.

 Du moins, aucun déchaînement ne s'annonçait. Même pas l'ombre d'un cumulonimbus, annonciateur d'un orage, qui serait ici le signe d'un fort mauvais présage.           

Les phénomènes physiques et météorologiques de notre planète sont souvent très étranges. Les ordinateurs les plus puissants se sont cassé les bytes à mouliner des algorithmes pour être prévoyants, souvent sans succès. Pourquoi le calme de la mer des Sargasses, ce désert flottant, les pierres mouvantes de Racretrack Playa, les orages nocturnes du lac Catatumbo ? Nous évitâmes les tsunamis et les typhons. C'eut été trop convenu.          

Le plus angoissant, c'était la nuit. Nous nous collions l'un à l'autre, transis, avant que l'aube ne nous fasse la promesse d'une journée qui nous écraserait de sa chaleur. Et, dans ce silence assourdissant, nos ouïes se trouvaient ouatées d'acouphènes. Nuit après nuit, des bruits se faisaient de plus en plus présents. Nous nous chuchotions nos interrogations et nos frayeurs. Je crus déceler des trémolos chez Arthur. Je dois avouer que la pitié m'enveloppa. Il n'était finalement qu'un enfant qui grandit trop vite dans une tourmente mondiale. Ici, il prenait le bouillon, isolé de son bataillon.                

D'un infrason audible qu'à nos sourdes appréhensions, nous passâmes à une concrétion d'ondes qui prenaient presque des formes réelles.          

Au septième matin, le soleil masquait ce qui se trama durant la nuit. Nous sentîmes la petite embarcation pencher. Nous ne réalisâmes pas, exténués, que quelque chose clochait, qu'en présence d'un horizon étale nous ne soyons pas à l'horizontale. Je pris de longues minutes, que la fatigue extrême faisait voguer vers la dangerosité de l'éternité, pour réaliser, en me relevant, que nous nous trouvions face à un immense vortex immobile. 

Mes compagnons gisaient, figés. Malgré toute mon envie de faire partager ma sidération incrédule, je les laissai reposer en paix. Je les imaginai plonger vers des époques plus tranquilles, où seul le bruit des chevauchées et du canon berçaient leur univers. Il paraît que le silence rend fou. Pourriez-vous vous imaginer, au milieu de nulle part, tellement éloignés de toute espérance terrienne, que, même l'albatros, cet infatigable voyageur transocéanique,  ne marqua de son vol cet azur uniforme ?           

Je perçus toutefois un bruit. Accrochez-vous : en me penchant, je fis connaissance d'une échelle de corde qui plongeait vers un infini de ténèbres. Elle tapotait avec une régularité de métronome les parois solides qui prenaient une solidité basaltique.           

Malgré toutes les situations antérieurement vécues,  que mon esprit n'oubliait pas et qui me suppliait de me tenir coi, c'est une fois encore l'attrait pour la nouveauté qui l'emporta. J'enjambai le bastingage pour entamer la descente.              

Le réflexe de rapprocher toutes les scènes de mes héros de roman de mon existence fictive frôle le ridicule. En parallèle, j'accompagnais Étienne Lantier qui attaquait les cinq-cent-vingt-quatre mètres du puits de mine à Réquillart. À la différence que, jamais, mes pieds n'eurent la moindre occasion de me trahir. La paroi était sèche, sans aucun lichen, sans une marche manquante, qui put me précipiter au fond du gouffre.  

Après de longues minutes qui transformaient ma progression vers les abysses en balade hypnotique, j'atteignis le fond. J'oublie de préciser que les parois luminescentes m'évitèrent une progression hasardeuse. Je me trouvais sur le plancher océanique, sans l'aide du professeur et de son bathyscaphe. Face à moi se présenta une série de sas faits d'un matériau transparent. Le point Nemo portait bien son nom : « Bienvenue chez Jules Verne » me dis-je.

  • Quand le récit du voyage embarque les lecteurs comme voyageurs supplémentaires, c'est doublement réussi ! Se lit d'une traite. Bravo.

    · Il y a plus de 9 ans ·
    Mai2017 223

    fionavanessa

  • Balade hypnotique dans l'océan de ton imaginaire

    · Il y a environ 10 ans ·
    Chaton souris

    missmad

  • Lu une version et puis de l'autre côté.,mais rien argumenté...kiss

    · Il y a environ 10 ans ·
    One day  one cutie   23 mademoiselle jeanne by davidraphet d957ehy

    vividecateri

  • Très sincèrement , c'est bluffant !!! plus tu avances, plus c'est passionnant !!! Tu ne fais pas semblant , c'est fluide, tu nous embarques !!! Fort bien documenté , tu as du mérite !!!

    · Il y a environ 10 ans ·
    W

    marielesmots

    • Oui, 'est du travail !

      · Il y a environ 10 ans ·
      Cpetitphoto

      petisaintleu

  • J'adore ce texte ! Et j'adore cette phrase : "Pouvez-vous vous imaginer, au milieu de nulle part, tellement éloignés de toute espérance terrienne que même l'albatros, cet infatigable voyageur transocéanique, n'a jamais marqué de son vol cet azur uniforme ?"

    · Il y a environ 10 ans ·
    Couv2

    veroniquethery

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