5 jours en novembre

tchaolyn

1er novembre

Les chrysanthèmes réchauffent la pierre. Sous la pierre, le bois craque. Sous le bois, les corps pourrissent.

Mais les âmes des défunts ne sont pas concernées. Elles flottent et planent, et s'offrent le spectacle : le ballet des visiteurs, le gris des tombes assailli de couleurs. Elles s'attardent. Plus tard, elles s'éloigneront pour d'autres voyages.

L'air est alourdi d'émotions contradictoires et violentes qui montent des vivants recueillis ou pressés. Les âmes captent le tout et en retirent une forme d'amusement.

Et voici qu'une chose se produit, qui se propage de l'une à l'autre, les figent en un bloc compact. Ce qu'elles ont détecté les retient. A leur manière, elles le reniflent. Une vieille connaissance qui n'a plus prise sur elles, mais qu'elles ne lâcheront pas. Elles sont libres, le temps et l'espace ne font plus partie de leur monde, mais des liens les unissent encore à cette ville et elles ont le pouvoir de sauver ce qui peut l'être.

Alors elles guettent, veillent, et lorsque le moment viendra, elles attaqueront.

2 novembre

Satisfait. Il n'y a pas d'autre mot. Il est satisfait. S'est réveillé en pleine forme. Il est assis devant un café brûlant et savoure. Hier, il a fait son petit tour et il est content. Il leur a rendu visite, à toutes. Il a joué à cache-cache avec les familles dévastées. Quelle journée ! Il respire et sourit. La vie est belle ! Il se remémore chaque instant et ferme les yeux. Sur chaque tombe, il a déposé un petit baiser. A chacune, il a pris la peine de rappeler leur histoire d'amour unique, celle qui les a conduites là. C'était une journée de commémoration, alors il a "commémoré", avec grand soin, sans oublier un seul détail. Important les détails, c'est ce qui fait la richesse d'un récit, sa ciselure, et il est si méticuleux. Oui, méticuleux dans tout ce qu'il entreprend.

Il était quand même épuisé en rentrant, ça oui, mais ça valait le coup. Et il a si bien dormi que toute fatigue s'est envolée. Prêt à entamer un nouveau cycle. Il a hâte de se remettre au travail. La nouvelle recrue l'attend dans la pièce du fonds. Elle aussi a eu droit à son jour férié. L'entraînement peut reprendre.

3 novembre

Elle se réveille. Tout est très sombre. Elle se souvient. Et la douleur afflue. Toujours le même air d'opéra, en boucle, depuis combien de temps ? Elle ne sait plus. Ne sait plus rien. Juste ce dernier souvenir : Une bonne séance de ciné, le générique de fin, son voisin de gauche souriant qui aimablement lui tend le foulard qu'elle a laissé tomber par terre. Et puis le néant, le réveil dans le noir, la douleur. Et cette pensée lancinante : "un foulard ? quel foulard ? Je n'en porte jamais, je déteste les foulards... Un foulard... quel foul..." De nouveau la fuite dans l'inconscience - une délivrance - , puis le réveil, et ça recommence indéfiniment. Quelqu'un est là, méthodique, qui lui instille ses petites horreurs à doses mesurées, subtilement crescendo, un vrai chef d'orchestre. "Ce n'est que le début, chérie, un petit échauffement, juste un petit échauffement...", lui souffle-t-il en guise d'encouragement.

Les âmes survolent la ville en rangs serrés, masse invisible presque palpable. Les passants oppressés lèvent furtivement les yeux vers le ciel, il est si bas, si gris, saturé. Un ciel de saison. Ils se hâtent, baissent la tête, relèvent leur col et s'engouffrent dans la bouche de métro la plus proche. Ils savourent le souffle chaud et fétide des longs couloirs carrelés.

Elles ont entamé leur chasse, confiantes. Elles sont autres, mais ont gardé intacte l'affection qu'elles vouent à leur forme antérieure, leur vie arrachée trop tôt, leur corps supplicié, méconnaissable. Maintenant qu'elles sont passées de l'autre côté, elles connaissent l'envers du décor. Et tout est devenu tellement simple. Vraiment.

Immatérielles, elles ne peuvent agir sur la matière. Mais dans le monde de l'illusion, elles ont tous les pouvoirs. Leur stratégie : s'imaginer une apparence et la projeter, là où il faut, devant qui il faut. Ce sera celle de leur ancien corps.  Elles sont prêtes. Chacune a choisi d'apparaître sous un des aspects qu'à pris à un moment ou un autre son enveloppe charnelle : Beauté et insouciance, rage, lutte, épouvante, perte de l'espoir, dépérissement, agonie, toutes les étapes des mutilations, de l'orteil coupé à l'amas de chair hurlante, et enfin les différents stades de décomposition de leur cadavre.

Elles se sont bien partagé les rôles. Le spectacle peut commencer. Un spectacle à public limité.

4 novembre

                                                                   City-Soir

"Ce matin, une femme nue, partiellement enveloppée d'un drap ensanglanté, a été aperçue errant dans les rues. Elle a été prise en charge par une patrouille de police. En état de choc, elle marmonnait des phrases inintelligibles dont seul le mot "foulard" était audible. On lui en a apporté un, pensant que c'est ce qu'elle réclamait compte tenu de la température plutôt basse. Mais elle s'est mise à hurler lorsqu'on a tenté de le lui mettre autour du cou. Conduite à l'hôpital, elle y a reçu les soins d'urgence. Le personnel soignant très ému, a tenu à garder le silence sur son état. Un infirmier nous a juste dit les larmes aux yeux qu'il n'avait jamais vu ça. Dans l'après-midi, la jeune femme a pu prononcer quelques paroles compréhensibles, dont certaines assez délirantes qu'on peut sans peine imputer au choc subi. Elle a affirmé avoir été délivrée par son agresseur lui-même qui sous l'emprise de la terreur lui aurait ouvert la porte, après qu'une armée de femmes bizarres et silencieuses, dont certaines en décomposition, serait soudainement apparue. L'inspecteur Legritan chargé de l'enquête, n'a pas souhaité faire de commentaires sur ces déclarations."

L'inspecteur Legritan n'arrive pas à trouver le sommeil. Il repense sans cesse à la jeune femme. Il est retourné la voir dans l'après-midi et elle a accepté de le recevoir. Il a commencé par l'interroger avec douceur, mais très vite, elle s'est mise à parler sans qu'il ait besoin de poser de questions.

Elle lui a fait le récit cohérent de tout ce dont elle se souvenait, le ciné, le réveil dans l'obscurité, les sévices... Le calme dont elle a fait preuve l'a intimidé, après tout ce qu'elle a enduré...

Puis elle s'est  longuement attardée sur les femmes, les a décrites chacune avec précision. Il l'a écoutée, s'efforçant de ne pas ciller, de ne pas l'interrompre, malgré la teneur des détails. Il s'est juste permis de lui demander comment, étant donné les circonstances, elle pouvait se souvenir de tout.

"Monsieur, elles sont apparues d'un coup, au moment où je perdais complètement pied et le temps m'a alors semblé à la fois suspendu et infini. La pièce était plongée dans l'obscurité et pourtant je les voyais comme en plein jour. J'ignore qui elles sont, mais on se comprenait elles et moi, comme des soeurs idéales. Elles étaient silencieuses, mais leur regard était en train de me sauver la vie...Pour celles qui avaient des yeux, me direz-vous... mais je peux vous assurer que même les autres malgré leur aspect, en avait un pour moi et il me disait que tout serait réparé, que j'aurais une belle vie sereine et riche. Et aussi incongru que ça puisse vous paraître, je croyais tout ce qu'elles me transmettaient. A aucun moment, elles ne m'ont effrayées. J'ai dit qu'elles m'avaient délivrée, ce qui est vrai, le temps de leur présence, j'ai été délivrée de la peur. Par contre, elles ne faisaient pas le même effet à mon... tortionnaire... Il était en proie à une terreur extrême. Comme si elles avaient le pouvoir de l'"obliger" à faire ce qu'elles voulaient, de le lui faire comprendre, par leur seule présence, comme si il ne pouvait pas leur échapper... C'était étrange, elles semblaient le pousser, sans avoir besoin de le toucher, elles l'ont dirigé vers l'escalier, l'encerclant en glissant d'un seul mouvement. Je ne les ai plus revus, ni lui, ni elles..."

Elle s'est arrêtée un instant, le regard perdu, puis a souri. "Je ne les ai plus revus, mais je sais qu'elle s'occupent bien de lui..."

Il a balbutié que c'était à la justice de s'occuper de lui, puis un silence s'est installé. Il s'est penché sur ses notes qu'il a fait semblant de consulter pour cacher son trouble.

Oui l'inspecteur Legritan est troublé et il n'arrive pas à dormir.

Troublé parce que ce qu'elle dit de ces femmes recoupe ce qu'il a mis, la nuit dernière, sur le compte d'un délire d'ivrognes : une déposition relatant une rencontre à la sortie d'un bar avec une horde de "mortes-vivantes' présentée comme avançant très vite et pénétrant dans l'immeuble voisin du bar en traversant les murs.

Troublé parce que les descriptions qu'elle a fait des visages de certaines femmes correspondent aux portraits de victimes dont on a jamais retrouvé l'assassin. Il est allé consulter les dossiers en rentrant de l'hôpital et certains détails ne trompent pas.

Troublé parce qu'il croit à son histoire et qu'il ne peut l'avouer à personne.

5 novembre

Dans un angle de l'extrêmité nord du cimetière, de la terre est fraîchement retournée, un petit monticule irrégulier, une sépulture clandestine. Après les pluies, la neige, le passage de l'hiver, au printemps on ne verra plus rien. A supposer que quelqu'un puisse remarquer quelque chose d'ici là. C'est un coin peu fréquenté, avec pour seul voisinage quelques antiques tombes abandonnées depuis des siècles. Personne ne vient plus par ici. C'est dommage. Car voir un homme pris de panique qui, pour échapper à des poursuivantes tout droit sorties du cerveau malade d'un scénariste de films d'horreur, creuse un grand trou, s'y précipite, se recouvre entièrement de la terre précédemment enlevée et s'y ensevelit, assister à la disparition de la dernière phalange du majeur sous la dernière poignée de terre, aurait été à coup sûr un divertissant spectacle. Et alors que tout mouvement cessait là-dessous, on aurait vu aussi les femmes qui faisaient cercle autour du trou, immobiles et attentives, devenir évanescentes et s'évaporer comme la rosée sous le soleil.

Oui vraiment dommage qu'il n'y ait eu aucun témoin.

Les âmes ont repris leur route. Elles flottent et planent, considèrent une dernière fois le cimetière où l'éclat des chrysanthèmes a terni et s'éloignent de la ville, chargée d'un léger fardeau, mais elles doivent bien ça à cette vie qu'elles ont tant aimée. Ce fardeau est une âme perdue, prisonnière, qu'elles encadrent et entravent, qui ne pourra pas leur échapper, une âme qui jamais ne se réincarnera. Elles y veilleront pour l'éternité.

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