A l’aube d’une ère nouvelle

Cleo Ballatore

Concours « Dans la tête de Steve Jobs»

Le coup de fil

Tout a commencé cet été 2023 par un appel téléphonique de Steve Jobs. Cela faisait longtemps que je n'avais pas eu de ses nouvelles. Nous étions devenus très proches en 2011 quand j'avais écrit sa biographie pendant la phase aigüe de sa maladie. Steve à l'époque pensait qu'il allait mourir. Il voulait qu'un journaliste doté d'une réputation de sérieux et d'honnêteté s'attèle à cette tâche. Il craignait qu'après sa mort des gens mal intentionnés le peignent sous des couleurs sombres et peu nuancées. J'avais rempli ma part du contrat en menant à bien plus de mille interviews et j'étais satisfait du résultat. Sa personnalité hors norme, son génie créateur, son goût de la perfection et sa volonté de fer ressortaient bien. J'avais également abordé la partie obscure de sa personnalité : sa dureté, son arrogance, son égocentrisme et son esprit de domination. La biographie était sur le point d'être publiée quand l'impossible survint. Steve se rétablit. Petit à petit, il retrouva son énergie. Sa priorité fût alors d'essayer d'interdire la publication de sa biographie. Des pressions sordides furent exercées à mon encontre ce qui me permit de connaître de l'intérieur le système « Jobs ». En vain. Puis, il fit sa dernière déclaration publique. Sa succession organisée à la tête d'Apple, il se retirait dans un monastère bouddhiste au Bhoutan pour prier et essayer d'expier ses (nombreux) péchés. Après ce coup de tonnerre, plus de nouvelles du grand homme. C'est pourquoi cet appel m'avait surpris. Il m'invitait à venir le voir au Bhoutan qu'il me ferait visiter et tout en se promenant nous parlerions. Qui peut résister à une pareille invitation ?

Harmonie, ouverture et détachement

Le Bhoutan est un petit pays situé sur les contreforts de l'Himalaya coincé entre l'Inde et la Chine. Il se déplie entre 300 et 7.000 mètres d'altitude. Grand comme la Suisse et peuplé d'un peu moins de 700.000 habitants, il bénéficie d'un climat varié. A la moiteur des plaines tropicales situées au sud du pays succèdent le climat tempéré des plateaux, puis, la fraîcheur de l'air pur et rare des montagnes. Pour aller au Bhoutan, il faut le mériter. En avion, le voyage dure entre 12 et 14 heures avec un changement de vol à Delhi. On arrive enfin à l'aéroport de Paro situé à 50 kilomètres de Thimphou, la capitale du pays. Entourée de montagnes aux sommets enneigés d'où s'accrochent en permanence pendant la mousson des nuages gorgés d'eau et noyée dans la verdure, la ville s'étage en Terrace avec des maisons en pisé blanchies à la chaux recouvertes de toits en bois peints en rouge. Des motifs naïfs et colorés décorent les encadrements des fenêtres. Des jardins verdoyants où s'épanouissent des buissons de roses et d'hortensias apportent une touche parfumée à ce paradis terrestre.       

J'appris par la suite qu'à son arrivée Steve s'était d'abord retiré au monastère de Taktshang, un joyau de 17ième siècle situé à 3000 mètres d'altitude et accessible qu'à pied ou à dos d'âne. Il y avait passé cinq ans avant d'aller s'installer dans la capitale. Là, le roi Jigme Khesar Wangchuck (le Bhoutan est une monarchie constitutionnelle depuis 2008) était venu lui rendre visite. Steve avait alors découvert le BNB, le bonheur national brut, l'indice du Bhoutan. Assis sur quatre critères fondés sur les valeurs du bouddhisme, le BNB est inscrit dans la constitution. Santé, éducation, utilisation du temps, spiritualité, entraide figurent parmi les critères de mesures de cet indicateur. La récupération des eaux de pluies et le tri des déchets font partie du programme d'éducation des enfants. Toute mesure économique est passée au crible par la commission pour déterminer si elle est compatible avec le bien être. La santé et l'éducation sont gratuites. Steve siège à la commission. Quand il est arrivé au Bhoutan, 45% des habitants se déclaraient heureux. Ils sont 75% aujourd'hui. C'est de ce miracle dont il voulait m'entretenir. Il voulait déployer cet indice hors du Bhoutan. La première étape de cette conquête était d'organiser une vaste campagne de communication pour le faire connaître.        

Le joueur de flûte

Nos retrouvailles eurent lieu dans une minuscule pièce située dans un temple bouddhiste au nord de la ville. C'était une cellule sans confort au style dépouillé. Une fenêtre ouvrait sur le jardin. Le silence n'était interrompu que par les coups de tonnerre qui éclataient régulièrement dans le ciel et le ruissellement de l'eau de pluie. Au physique, Steve avait peu changé. Il était toujours aussi maigre, le crâne rasé, simplement vêtu de la tenue des prêtres bouddhistes, ses lunettes rondes sur le nez. Son regard était resté aigu et sa bouche mince avait gardé son pli cruel. Il m'expliqua le concept du BNB. Je retrouvai, fasciné, l'intensité de l'ancien président d'Apple.

- « Quand j'ai découvert le BNB, me dit-il, j'avais les larmes aux yeux. J'ai toujours été convaincu que ce n'est pas le profit qui doit guider les aventures humaines. Chez Apple, c'était le produit. Mais pour un pays nous n'avions jusque-là que le PIB pour mesurer son niveau de développement. Un mauvais indicateur basé exclusivement sur l'accumulation des richesses. Je suis heureux d'avoir découvert ce concept. Je l'ai bien sûr approfondi et structuré. Il doit être compréhensible par tous. Nous sommes presque prêts. J'irai à Davos avec une délégation du Bhoutan pour le présenter. J'ai déjà pris contact avec Stilglitz (le grand économiste américain). Il est enthousiaste. Bill (Gates) me soutiendra également. Vous verrez, je vais convertir le monde. »

Ses yeux sombres étaient d'une beauté étrange, d'un noir aux reflets bleutés. C'était les yeux d'un prophète. Il avait toujours eu cette capacité à captiver son auditoire ainsi que cette faculté de se fixer des priorités hors normes et de s'y consacrer corps et âme.

Nous partîmes ensuite à la découverte du pays. Nous allâmes dans des écoles, des universités, des fermes isolées et des monastères empruntant des chemins caillouteux et des routes escarpées. A notre passage, des grands sourires et des signes de la main nous accompagnaient. Ce pays, merveille de la nature préservée, avait su rester proche de ses racines. Le monde moderne y était rentré subtilement apportant le bien être nécessaire mais la vie était restée simple. Steve avait raison. C'était un grand et beau projet. Je pensais à ces guerres déclenchées pour prendre le contrôle des matières premières, à ces familles déplacées, à ces enfants et à ces vieillards affamés. J'étais convaincu. Le monde devait changer. Notre journal allait lui consacrer sa Une.

Un léopard ne peut pas changer ses tâches

De retour à la capitale, je participai aux réunions de travail en vue de préparer l'intervention de Steve à Davos. Un matin alors que nous discutions dans sa cellule, un assistant entra timidement dans la pièce. Steve le foudroya du regard, terrorisant le pauvre garçon. Je me rappelai alors que ses silences pouvaient être aussi tranchants que ses diatribes. Le jeune homme venait lui rappeler qu'il avait une réunion avec son équipe. Je le suivis et découvris un groupe de jeunes gens exténués, tendus et stressés. Dès le premier « slide », Steve éclata de colère. C'était, selon lui, totalement nul. Les insultes pleuvaient. Gêné, je regardais mes mains. A priori, l'étude de la sagesse orientale n'avait déclenché chez lui ni attitude zen ni sérénité intérieure. Puis, aussi rapidement qu'il s'était énervé son humeur changea. Un jeune geek en baskets fit une suggestion qui l'enchanta. Il dit que c'était absolument parfait, que c'était dans cette direction qu'il fallait aller. Toujours aussi imprévisible, il passa à la couleur qu'il voulait voir figurer sur les documents. C'était celle des vêtements des prêtes bouddhistes, un rouge safran avec une pointe de rose. Deux cents nuances lui avaient déjà été proposées. Aucune ne convenait. Le jeune homme en charge de cette tâche avait des cernes noirs profonds sous les yeux et le teint gris. Un vieil artisan à la longue barbe blanche tâchée de jus de doma entra alors dans la pièce. C'était le teinturier. Il écouta d'un air accablé les directives du maître que traduisait l'assistant. J'appris plus tard qu'à ce stade, à part Steve, plus personne n'était capable de distinguer les deux cents nuances.

Le champ de distorsion de la réalité

Le jour de mon départ était arrivé. Un des jeunes gens me conduisit à l'aéroport. Une fois là-bas, j'appris que mon avion était retardé en raison de la mousson qui perturbait les vols vers Delhi. Mon chauffeur me proposa alors d'aller déjeuner dans sa famille plutôt que d'attendre à l'aéroport. J'acquiesçai avec joie. Nous repartîmes et, pendant le trajet, il se détendit. Il s'appelait Ugyen. Il était issu d'une famille aisée et était allé à l'université. Au physique, il était de petite taille, très brun avec un beau sourire. Il était vêtu comme beaucoup de jeunes gens dans le monde d'aujourd'hui avec un jean et des baskets. Un iphone dépassait de la poche arrière de son jean.     

- “La vie n'est pas facile ici pour les jeunes, me confia-t-il. Une fois leurs études finies, ils ne trouvent pas de travail. On n'a pas d'industrie. Tous nos produits viennent de la Chine ou de l'Inde. De toute façon, comme il n'y a pas d'argent, on ne peut rien se payer. Certains font un peu de marché noir ou trafiquent pour se faire quelques sous. Dans les campagnes c'est pire parfois il n'y a rien à manger pendant plusieurs jours.         

- Mais je croyais que 75% des gens étaient heureux ? m'exclamai-je abasourdie

- Il vaut mieux répondre cela, me dit-il. Il chuchotait maintenant. Sinon les enquêteurs reviennent avec de nouvelles questions. Ils ne vous lâchent pas tant qu'ils n'ont pas compris pourquoi vous n'êtes pas heureux. Après, on vous suggère d'aller passer deux semaines dans un temple bouddhiste pour vous ressourcer.

- Cela a toujours existé ? demandai-je prudemment

Il y eut un long moment de silence. Puis,  mon chauffeur brûla ses vaisseaux.

- C'est depuis l'arrivée de Steve que tout cela est devenu organisé. Grâce à Steve, nous sommes tous connectés à internet et avons tous un téléphone portable. L'eau potable et l'électricité ont gagné les campagnes. Mais certains disent que nous sommes écoutés. Il faut faire très attention.»    

Comme nous arrivons dans sa famille, notre conversation s'interrompit. J'étais bouleversé. M'avait-on trompé ?  

Le repas fut chaleureux et passionnant. L'oncle de mon chauffeur, un gardien de troupeau de yaks, s'était arrêté quelques jours chez sa sœur. C'était un vieillard magnifique au corps noueux et sec et à la longue chevelure blanche. Il est vêtu du costume traditionnel bhoutanais avec une tunique rayée et une cape orange.  

Il me dit qu'il avait entendu parler de l'indicateur. Il trouvait bien que les gamins puissent aller à l'école mais bien peu après veulent reprendre les fermes des parents ou garder les troupeaux.

- « Les fermes sont en train de se vider au profit de la ville. Dit-il. Or, nous sommes un peuple proche de la nature. Elle nous nourrit. Elle nous protège. Quand nous prions, nous sommes en harmonie avec elle.

- Mais, dis-je, pensez-vous quand même que les gens ici sont plus heureux qu'ailleurs ?

- Je ne sais pas, dit-il après un long silence. La vie est si dure pour beaucoup d'entre nous. Je crois qu'être heureux c'est savoir se contenter de ce qu'on a.»          

Steve avait-il appliqué au Bhoutan le principe du champ de distorsion de la réalité, concept bien connu des anciens collaborateurs d'Apple ? Il avait toujours été convaincu que les faits pouvaient se plier pour s'ajuster à sa volonté. Il avait cette capacité de faire croire à n'importe qui qu'il pouvait réaliser l'impossible. Cela avait débouché sur des produits révolutionnaires mais aussi sur de cuisants échecs. La balle était maintenant dans mon camp. Je pouvais pousser l'idée ou la relativiser. J'avais de nombreuses heures de vol devant moi pour y réfléchir.

Think different

Certes, il faut être un peu fou pour croire à une telle idée mais notre monde n'avait-il pas besoin d'un leader un peu illuminé pour le bousculer ? Et puis, même si cela ne marchait pas aussi bien qu'on avait bien voulu me le montrer, ne devait-on pas au moins essayer d'apporter plus de sagesse et de détachement ? Et, qui à part Steve Jobs pouvait se lancer dans une telle croisade ?

Je compris alors que Steve avait gagné.  J'étais bel et bien pris dans son champ de distorsion.  

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