À l'Est d'Éden

Pierre Magne Comandu

Abel a aimé. Abel a fini seul. Abel a eu besoin d'une femme et d'un homme pour lui apprendre à vivre dans la réalité. Le temps d'apprendre à vivre il est déjà trop tard.

Louise. Louise. Louise.


Depuis cinq ans jusqu'à ce dernier jour, le silence a été mon unique voyage. La peinture a été ma seule source de vie. Renaud a été mon seul ami, mon frère, l'infiniment fidèle confident de ma vie depuis que chacun de nous est né. Tu as été la dernière fille que le destin, auquel je ne crois pas, a placée sur mon chemin, Louise.

J'ai forcé le destin pour peindre jusqu'au dernier souffle que j'exhalerai, j'ai forcé le destin pour que le monde arrête de se foutre de ma gueule, ce monde qui me riait au nez, il y a quelques années à peine. « Toi, Abel, toi le gamin de pieds-noirs qui ont fui Constantine et l'Algérie en ruines, toi qui crois qu'il peut réaliser ses rêves comme ça, en peignant à vingt ans ? » ; « Toi, toi qui a aimé depuis tes dix-sept ans, toi qui as peint une femme et qui as peint la Seine depuis le pont des Arts, tu rêves d'être transféré et de reposer au silence sous les cent mille piliers de marbre du Panthéon, pour la reconnaissance que la France te donnera ? ». Et bien oui. Le monde et le destin se foutront de ma gueule et je leur répondrai « J'ai peint ». Tu l'as vu, Louise. Tu m'as vu découvrir l'expo de Georges Braque, sous les étoiles d'une nocturne au Grand Palais, à la fin deux mille treize. Tu m'as vu, ma longue et douce main de peintre dans la main d'Esther que j'aimais jusqu'au dernier soupir, tu m'as vu t'y croiser dans les allées de pierre blanche, t'y reconnaître, te sourire, te présenter Esther, te dire que je l'aimais. 

Tu as vu, Louise, tu as vu tout cela qui est allé trop vite. Tu m'as vu me mettre à peindre, encore, infiniment, sans rien d'autre, tu m'as vu forcer le destin pour réussir mes rêves quand notre amour avec Esther s'est tristement éteint. Tu m's vu au silence de ma tendre tristesse. Tu m'as vu t'ouvrir la porte de mon atelier, d'abord toutes les semaines, puis tous les cinq ou sept jours, puis enfin tous les jours, quand tu y venais pour voir si tout allait bien, si je vivais, si je pouvais cuisiner, si tu pouvais envoyer à ma place les toiles, les dossiers, les cases à remplir, les intentions du peintre à justifier auprès des galeries à ma place, si je réussissais à vivre dans la réalité, depuis que j'étais seul.

Tu m'as vu convier Renaud à la solitude de mon atelier gris, tu m'as vu lui parler, tu m'as vu rester des nuits entières avec vous deux et moi sur mon canapé adossé au mur, devant la baie vitrée qui nous donnait à voir les étoiles de Paris. Tu as vu mon silence ; tu as vu nos souvenirs ; tu as vu ma tendresse pour Renaud et pour toi, Louise, pour les deux seules personnes qui me restaient au monde. Voilà. Voilà mes trente-trois ans, Louise. Voilà dix-sept ans que nous as connus, dans la cour du lycée quand il faisait soleil et qu'on matait un peu les formes qui étaient tiennes et que j'aimais bien déjà ; tes cheveux vénitiens, blonds, longs et ondulants ; tes yeux verts, Louise, tes yeux d'un vert si vert qu'ils me feraient espérer encore maintenant que je pourrai forcer le destin pour aimer une autre fille.


Aimer, Louise… Aimer… Où étais-tu quand se fondait l'amitié que nous avions, garçons ? Où étais-tu quand nous étions deux mecs à rêver en riant devant les étoiles des veillées de colonies de vacances dans le Larzac, chaque année de nos sept à nos quatorze ans ? Qui s'est fixé pour toujours de me suivre quand je n'avais que l'amour d'Esther pour me décider à monter sur Paris, pour la retrouver, l'aimer, vivre ? Qui a taillé les pierres angulaires de notre fraternité et qui les a serrées au cordeau pour l'éternité ? Enfin où étais-tu ce soir où je voulais te voir et que ni toi, ni ce frère, ne répondaient à mon téléphone de toute la nuit, Louise ?


Dis-le ! Dis-le si les deux seules personnes qui soutenaient ma vie ont fini maintenant par s'aimer l'une et l'autre. Dis-le si tu finis par embrasser mon frère qui n'en a que le nom. Dis-le si tu me trahis comme m'a trahi Esther. Dis-moi si je vous oublie et dis-moi si j'en meurs, Louise.

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