À vie déroulée (2)
austylonoir
C'était tout une agitation. Des coups de spatules donnés contre la plaque et déchirant les steaks en fines lamelles, le crépitement de l'huile au contact des frites et des commandes par dizaines qu'il nous fallait sortir. Nous fonctionnions selon une mécanique sûre, mais qui n'allégeait en rien de notre stress sinon que d'une infime portion. Tout le reste nous tombait dessus comme une lourde charge, nous obligeant à une attention des plus alertes, pareille à la vigilance des médecins pour un patient à la dérive. Le sel les gars, le sel! Et commande après commande, nous passions péniblement dans l'heure du midi.
Cette fois-ci, j'allais agir selon un plan stricte ; une discipline que je m'étais forgé à contre-nature, puisque d'ordinaire je trouvais l'exercice laborieux. Par ailleurs, quand bien même j'eus esquissé une ligne, il suffisait d'une intuition divergente pour m'en faire tracer une autre, et ainsi être emporté dans une seconde direction. Tous les basculements majeurs qui avaient affecté ma vie étaient précisément le fait de mon instinct ; cette façon si particulière de prendre des décisions, où le sentiment dominait par-delà la logique – non à dire que ces choix étaient irrationnels – mais ils demandaient toujours la cohérence avec mes idéaux et mes principes. Et tout ce qui allait contre le code moral que je m'étais forgé, ne pouvait survenir autrement qu'en provoquant en moi une profonde anxiété. La planification avait longtemps était de ces choses-là, dans la mesure où je la percevais comme une restriction majeure à toutes les libertés, et entre autres, à l'expression créative.
J'allais partir, mais je ne voulais pas que cet exil fût compris comme une fuite, car c'en était tout le contraire. Il s'agissait pour moi de me soustraire à toutes les contraintes et à toutes les distractions qui me faisaient obstacle. Or le voyage comme l'écriture, étaient tous deux un pas de retrait sur soi et sur le monde ; le premier parce qu'il révélait un sujet dans sa spécificité en le tirant d'un contexte pour le placer dans un autre. Et la seconde parce qu'elle permettait d'organiser dans le langage des mots, une vérité ressentie que l'on croyait ineffable. Ce n'était donc pas une fuite, mais au contraire, une projection dirigée vers la plus essentielle de toute les vérités, là-bas tout en bas, au dernier socle dur. Et comme à l'achèvement de chaque chose qui avait tant duré, il me venait le goût de la nostalgie. C'était comme l'éclosion d'un printemps qui effaçait d'un seul feuillage les jours d'hiver qui ont passé, si bien qu'oublieux de mes proches misères, je n'en gardais qu'une vague impression d'heureuse mélancolie. Or le rythme s'apaisant, et tandis qu'en contraste une tension me gagnait, je décidais enfin de lâcher la parole difficile, et leur disais en deux mots brefs que désormais : je partais. Cela avait suffi, car l'annonce ne venait pas en surprise, mais au contraire elle avait été l'accumulation de fatigues progressives, que mes humeurs récentes avaient préalablement trahies. Je ressentais le besoin d'un air nouveau, purifié celui-là du souffle citadin, je voulais la brise intemporelle du dernier bout de terre, quelque chose d'à la fois brut et poétique pour trancher d'avec ces fresques monochromes, tableaux de cités folles aux grandeurs infinies. À la seule évocation du voyage, j'étais pris d'un étrange sentiment qui tenait presque du rêve, une sorte de puissance onirique par laquelle je me retrouvais propulsé dans un entre-deux monde, et la fumée montante des burgers ajoutait à cela l'incertitude vaporeuse de ce que l'on attrapait jamais, de ce qui vous fuyait entre les doigts ; la beauté du sentiment étant aussi qu'il m'était encore sans appellation, aucun mot ne s'apposant parfaitement à ses contours abstraits, tout juste savais-je qu'on le pouvait situer à lisière des larmes.
J'ai salué chacun d'entre eux sur le ton de l'adieu, quittant ainsi des amitiés, qui toutes solides qu'elles avaient pu être, n'étaient jamais descendues au degré de l'intime. J'avais eu à leur égard, le cœur en retenue, comme protégé d'une barrière au-delà de laquelle, là-bas seulement, à masque tombé, j'étais plus proche d'être moi-même. Et contrairement à ce que ma nature timide et mon introversion affirmée pouvaient laisser croire, le contact social m'était extrêmement agréable, mais je l'exigeais dépourvu d'artifices ; en amour comme en amitié, je ressentais la soif de l'autre, je n'étais pas fait pour la conversation creuse ou le bavardage des petits matins, je voulais qu'à chaque instant nous parlions grand et beau. Or cette fièvre de l'esprit et du cœur, n'était pas recherchée de tous ; dans la multitude des gens, elle était le lot de quelques uns, dont la rencontre m'était à chaque fois comme un cru revenu, au long bout d'une sécheresse.
Cette vie à la mesure de mes idéaux, était sans le moindre doute ce qui avait causé mon insatisfaction en amour, tant je m'y savais fort déraisonnable. Lorsqu'on se cherchait une femme dans la comparaison avec une certaine idée de la perfection, on se condamnait la plupart du temps à une misère de cœur. Mais alors quand on aimait, eh bien, on aimait beaucoup. Et cela parce qu'on avait soupçonné une part d'invisible que les autres n'avaient pas su embrasser de leur regard, car il fallait le percevoir avec la clairvoyance de l'âme. Ce qui m'attirait était simple, mais il était rare. On le trouvait chez quelques brillantes personnes, dont l'intelligence à lire dans le cœur des hommes et à l'exprimer verbalement les distinguait d'entre les autres. Le fait de partager avec eux ce langage nous reliait avec une telle intensité, qu'il n'était pas mensonge de dire, qu'elle nous était palpable. Quant à l'attirance des contraires, elle tenait en mon bord à ce que j'abordais la vie avec une indépendance acharnée, une forme d'abandon et l'envie d'abord de comprendre les choses. Au leur, se trouvait un besoin de maîtrise, de pouvoir exercé à l'œuvre des bonnes choses, et le plaisir naturel d'être au service des autres. Or cette divergence de trajet, vers un but identique – rendre meilleure la vie des gens – nous faisait une complémentarité facile.
_ Avez-vous déjà aimé? m'avait-on un jour demandé.
_ N'est-ce pas là une chose naturelle...
_ Peut-être. Je ne sais pas. Je vous demande simplement si vous, réellement, vous aviez déjà aimé?
_ J'ai ressentis, je crois que c'est déjà assez...
_ Vous fabulez!
_ Ah! Et où pensez-vous que je mente?
_ Il me semble que vous êtes un grand romantique, or je connais précisément de quoi est faite cette nature-là. Elle a son moule parmi les plus sensibles d'entre les chairs. Vous aimez, dès lors qu'une beauté vous effleure.
_ Vous me parlez d'un temps qui a fait son âge, vous voyez juste, mais vous me voyez tard. J'ai appris de l'erreur à n'être plus ainsi.
_ Oh, je n'en crois rien. Choisis-t-on jamais qui l'on doit aimer?
_ Croyez donc ce que vous voulez...
_ Hé bien, ne soyez pas fâché. Dites-moi plutôt ce dont il s'agit, vous m'en voyez curieux!
_ J'ai simplement appris la retenue.
_ La retenue... C'est un mot bien étrange...
_ Il s'agit tout bêtement de ne pas se précipiter, de voir venir. De savoir distinguer ce qui dure, de la passion éphémère.
_ Ce serait donc aussi simple!
_ Non, évidemment, ce n'est jamais une chose facile, mais on essaye... on essaye seulement.
_ C'est beau, comme vous le dîtes, on dirait presque un drame. J'ai l'impression à vous écouter, d'entendre une parole rare. Vous semblez aller au fond des choses, à leur essence même.
_ N'est-ce pas là qu'elles sont le plus intéressantes?
_ Si, je le crois...
En réalité, ce qui faisait lever un homme, ce qui le mettait en mouvement ; toute la mécanique à l'œuvre dans ses gestes posés, voilà ce qui concentrait mon intérêt le plus grand. J'y menais une réflexion pendant mes moments d'apparence creuse et qui logeaient pourtant en eux la sagesse presque entière qu'il m'aie été donné. Dans un monde obsédé par l'action productive, tout contrariait cette prise de recul, que permettait d'abord un moment d'indolence, ensuite, à partir de cette nébuleuse où les idées comme des astres me brillaient dans l'obscure, il me fallait comprendre le tracé des constellations, leur ordre singulier derrière une apparence de chaos. Enfin, il me fallait l'écrire. Quant au voyage qui à l'instant m'attendait, il procédait de la même volonté à faire sens de la vie. Désormais, tout était dit des mes intentions, il ne me restait plus qu'à partir. J'ai ramassé mon sac et je me suis barré.
Un regard en passant, voir si y'avait du nouveau à lire, eh bah non, eh bah zut.
· Il y a plus de 7 ans ·hel
C'est maintenant chose faite : ) Merci du passage d'ailleurs
· Il y a plus de 7 ans ·austylonoir
Je suis en retard sur la lecture de ce texte, desolee jai déserte un moment. J ai clique sur ton texte et comme à chaque fois jai plongé toute entière,, ce qui me touche toujours c'est ta manière d'écrire, si fluide, si brute et douce à la fois, tellement poétique et elle sert parfaitement tes histoires.
· Il y a plus de 7 ans ·parismrs
J'ai un peu déserté à mon tour : ) Merci beaucoup, c'est une écriture qui correspond beaucoup à ma personnalité, c'est pour ça qu'elle me vient naturellement. D'ailleurs, je retrouve la même chose dans tes textes, la capacité à créer une atmosphère, la vulnérabilité pour dire des choses brutales...en ce moment ça me fait du bien d'écrire, parce que je suis dans un environnement très prenant qui m.e laisse peu de temps pour m'échapper : )
· Il y a plus de 7 ans ·austylonoir
ça me parle énormément, l'attente de quelque chose d'au-dessus, c'est ce que je vois après, mon interprétation en somme, le besoin peut-être maniaque ( dès fois je me demande) de véracité, et l'idée du voyage, la projection qu'on en fait, bien sûr, on est neuf dans le voyage, dans l'impulsion du moins, parce que je ne sais pas s'il déshabille de toutes les mécaniques vraiment, ou alors le mouvement toujours, peut-être là ça fonctionne, pour certains, c'est ce qui me fait penser après avoir expérimenté, que le voyage ça doit se passer peut-être à l'intérieur d'abord, enfin je déborde là, mais c'est juste qu'il y a beaucoup de choses qui m'interpellent, la distinction de l'éphémère m'a beaucoup parlé aussi et fait sourire. J'espère que le déroulé va continuer, mais sinon c'est déjà très chouette.
· Il y a plus de 7 ans ·hel
je relis c'est un vrai charabia ah ah résumons ça par ça m'a beaucoup plu car dans la lucarne les thèmes me parlent, le regard me fait réfléchir. très bon rythme aussi !
· Il y a plus de 7 ans ·hel
Haha, pourtant je pense t'avoir saisie ; ) Je comptais d'ailleurs faire le prochain passage autour de la définition du voyage, l'idéal que ça peut être et au contraire, le déplacement du corps auquel il peut parfois se réduire : )
· Il y a plus de 7 ans ·austylonoir
Chouette j'ai hâte de lire ça ;)
· Il y a plus de 7 ans ·hel
Je partage avec toi le duo coeur et esprit, cela m'est absolument nécessaire ... un socle indispensable que ce soit dans le domaine amoureux ou amical ... Quel talent une fois de plus, toujours un plaisir de te lire ...
· Il y a plus de 7 ans ·marielesmots
Ce texte me touche particulièrement. Il me "raconte" quelque part... C'est très beau en tout cas. Je vais m'empresser d'aller lire le reste.
· Il y a plus de 7 ans ·Cé Bé
Je pense avoir un peu compris la part d'universel chez beaucoup de ceux que l'écriture attire : ) Je suis content que d'autres s'y retrouvent!
· Il y a plus de 7 ans ·austylonoir