Accepte ta famille. (journal de Georges B. chap.5)
Giorgio Buitoni
Ça a commencé le onze septembre 2001, je crois.
Ce jour là, comme tout le monde, j'étais assis devant la télé, branchée sur les infos, à regarder les avions s'écraser dans les tours jumelles. Et puis, rien. Pas de larmes, ni d'indignation.
Il y avait des explosions, de la poussière, des badauds en pleurs, paniqués, et aussi ce type qui avait sauté dans le vide et qu'on voyait suspendu dans l'air comme un bonhomme en allumette, si petit, si fragile, et qui tombait vers le sol cerné de fumée blanche. Et rien. Pas le moindre pincement au cœur.
Ensuite, nous avions tous vu la première tour s'effondrer sur elle-même, soulevant une chape de poussière grise grande comme le Texas. Et toujours rien. Non, je ne ressentais rien. J'avais déjà vu ça dans un grand nombre de superproductions hollywoodiennes, et je ne parvenais pas à me dire que c'était réel, que des milliers de gens étaient là, sous les décombres, réduits à l'état de ciment humain, tout plein d'hémoglobine et d'os brisés.
Non, je ne ressentais rien.
Assis au volant, mon frère dit au téléphone :
- Oui, c'est ça, à l'intersection du périphérique et de la sortie sud, direction le centre ville.
Tassée sur la banquette arrière, dans mon dos, ma mère pleurniche. Autour de nous les feux des voitures lancées à cent dix filent vers le lieu du réveillon, le coffre chargé de cadeaux. Des cravates, des CD, des tablettes graphiques, et des fragrances hors de prix emballés récemment sur le devant des boutiques par les petites mains habiles de jeunes filles intérimaires sous-payés. Des objets pour dire : je t'aime.
- Une heure ? Vous ne pouvez pas avant ? dit William en changeant son portable d'oreille.
Il est adorable mon frangin.
Le bowling, c'était son idée. Pour me faire plaisir, pour égayer un peu la soirée avant notre habituel réveillon à trois dans la maison familiale chargée de souvenirs pénibles. Il sait que le réveillon est une épreuve pour moi. Non pas que je n'aime pas ma famille, mais il existe à présent comme un frein invisible entre moi et mes sentiments, moi et les autres. Moi et Amélie. Moi et ma mère.
Oui, depuis le onze septembre.
Ou peut-être que ça avait commencé quand Stéphanie, ma copine de lycée, m'avait largué sous le préau de la cantine en terminale. Je ne sais plus.
Quoiqu'il en soit, à cause de cette histoire de bowling de Noël, le bas de caisse de la Golf de mon frère est maintenant enchâssé, coincé à mort, à cheval sur l'étroit terre-plein en béton qui sépare la bretelle du périphérique de la sortie que nous devions emprunter. Vous savez, souvent il y a un panneau bleu avec une flèche blanche plantée dessus pour indiquer la sortie. A présent, le panneau est sous la voiture, plié, et les quatre pneus tournent dans le vide de chaque coté du terre-plein.
Mon frère dit au téléphone qu'il comprend :
- Oui, une heure d'attente. Oui, le réveillon. Je vois, oui, les dépanneurs aussi réveillonnent. Bien sûr.
Certain klaxonne à notre hauteur, aucun ne s'arrête, c'est Noël, vous comprenez, la dinde et le foie gras attendent chez belle Maman.
A l'arrière, ma mère marmonne que tout est gâché, qu'elle savait que le bowling était une mauvaise idée. Elle se mouche, si glamour dans sa jolie robe à paillette dorée. Noël, c'est important pour elle, c'est la famille, enfin, ce qu'il en reste : moi et William.
Elle bégaye que les bouteilles de champagne placées dans le congélateur avant notre départ vont exploser si nous ne revenons pas à temps. Que les huitres vont tourner. Que tout est fichu. Et il y a son beau sapin synthétique qui clignote pour personne au milieu du séjour. Un vrai drame.
Et moi, je ne trouve rien à dire pour la consoler, comme toujours. Pas un mot de soutiens. Rien.
- C'est pas grave Maman, dit William en couvrant le bas de son portable avec ses doigts.
Sa Golf est ruinée, transformée en compression de César, et sa voix ne trahit pas la moindre contrariété. Mon frère, c'est une crème.
- Je voulais qu'elles soient bien fraiches. Je ne pouvais pas savoir, renifle ma mère.
Et maintenant le champagne va se changer en glace et les bouteilles vont se fissurer.
Ce qui s'est passé, c'est que nous sommes arrivés trop tard. Le club de Bowling, choisi par William, fermait plus tôt à cause du réveillon. Alors, Will, armé de son Nokia Lumia dernier cri, nous a dégotté une partie de quille de secours dans un autre établissement un peu excentré. Nous avons repris la voiture et le périph', et au moment ou mon frère déboitait vers la sortie indiquée par la voix hachée, crachouillée par le GPS de son téléphone, ma Mère à lancé, en tendant son smartphone tout éblouissant vers nous :
- Regardez les garçons, j'ai pris notre table de Noël en photo!
Et boum! Tout schuss dans le panneau. Les quatre roues de part et d'autre du terre plein. Pas de Bowling. Pas de champagne.
Pour le champagne, ça m'arrange, à cause de la barre de fonte qui matraque mon front depuis ce matin, seul souvenir intact de ma soirée d'hier.
J'ai passé la nuit avec Mona, je crois. Au réveil, son parfum embaumait les draps. Pas de préservatifs usagés sur la table de nuit. Ni dans la poubelle. Je ne suis pas certain quant au coté sexuel de notre rencontre.
Mon frère raccroche son téléphone et annonce calmement :
- La dépanneuse ne sera pas là avant une heure.
Ma mère répond que le champagne sera foutu.
Je dis que nous boirons du vin, voila tout.
- Évidemment, toi tu t'en fous de Noël, rétorque Maman à la volée, tout en reniflant.
Mon portable vibre dans la poche de mon pantalon à pince : un message d'Amélie. Elle m'annonce que je suis un connard et demande comment j'ai pu faire ça. Même pas une semaine que nous sommes séparés. La seconde d'après, un autre message arrive par les ondes magiques et cancérigènes de la 3G sur l'écran de mon portable obsolète, Amélie demande : « Et putain, c'était qui cette pétasse ? »
Un troisième : « T'as pas trainé pour me remplacer ».
Amélie est titulaire d'un forfait illimité, elle serait capable de m'envoyer une lettre à la fois, rien que pour me faire chier.
Maintenant, je me souviens vaguement d'une altercation sur le pallier du quatrième étage entre Amélie, moi, et probablement Mona, hier soir.
Amélie n'a pas Lenny en garde cette semaine, elle a du passer la soirée sur mon paillasson à taper des textos et à attendre que je rentre. Probable qu'elle m'ait surpris avec ma conquête à tituber jusqu'à ma porte dans un état lamentable.
- Relax, Maman, c'est Noël, justement, dit mon frère.
Et puis le cas de mon père vient sur le tapis. Il est celui qu'on agite comme un épouvantail quand les arguments manquent pour m'enfoncer. Mon père qui s'était barré un premier de l'an sur ces mots : « Papa s'en va ».
- Si ! C'est de la faute de Georges, le bowling, c'était pour lui. Parce que monsieur ne supporte pas sa famille, comme son père !
Et toujours rien. Mon cœur ne dépasse pas les quarante pulsations-minute, aussi tranquille que le palpitant d'un cycliste dans le coma, que le ressac de l'océan pacifique sur une plage déserte. J'ai mal Maman, mais seule ma tête le sait, oui, seulement ma tête.
Et c'est comme ça depuis… Je me demande si ce n'était pas la fois ou les camarades de ma classe tournaient autour de moi, main dans la main, en criant : « bouboule ! ». Bien avant les attentats du World Trade center. Avant que Stéphanie ne me quitte devant la cantine du lycée. Une rupture douloureuse qui sentait la friture.
- Papa et Georges n'ont rien à voir là dedans, Maman, s'agace mon frère tout en pianotant sur son Nokia à la recherche de photos récentes de Matthew Bellamy sur Google. L'écran du smartphone éclaire par en dessous son visage taillé au carré, façon Nosferatu.
Il commence à pleuvoir. Le bruit sur la tôle me file la nausée et rebondit sans fin à l'intérieur de ma boite crânienne comme ces balles rebondissantes en caoutchouc, décorées d'arabesques arc-en-ciel, dont je raffolais étant môme.
Ma mère passe sa tête défaite entre les deux sièges, le visage repeint au mascara dégoulinant, et dit :
- On devrait peut-être sortir ?
Je reçois un message d'Amélie qui dit : « trou duc. »
- Quoi? Sur la route ? dit William en tapotant sur la vitre de son coté avec son ongle.
Dehors les voitures projetées dans la nuit pluvieuse tracent des lignes de lumière blanche avec leur phare, éclairant au stroboscope l'intérieur de l'habitacle.
William demande si ma mère veut ajouter sa mort à celle de la voiture. Il attrape son paquet de Marlboro dans le vide poche, saisit deux cigarettes à l'intérieur, et m'en tends une.
- Oh ! Non, vous n'allez pas fumer ! Ça me donne le haut-le cœur !
Mon frère soupire, baisse la fenêtre, et allume une clope.
- Georges ? Dit-il en me tendant le briquet.
Ma mère s'adosse à la banquette, anéantie. William et moi pompons sur notre Marlboro les yeux rivés sur le capot plié, à moitié arraché, l'air froid s'engouffre à l'intérieur accompagné d'une odeur métallique familière. Mon frère tape sa cendre rougeoyante par la fenêtre et je dis :
- C'est quoi cette odeur ?
William se tourne vers moi les sourcils aussi haut que possible sur son front.
Nos mains se précipitent vers le cendrier de la golf, nous écrasons nos mégots, fissa, comme deux parkinsoniens sous ecstasy.
Un premier foyer se déclare sur l'aile gauche, provenant de dessous la golf en leasing de mon frère.
- Maman, tu sors à droite !
-T'as dit de pas sortir Will ! Crie ma mère, qui ne comprend pas que nous allons finir en grillade.
Mon frère se tourne vers l'arrière, montre la portière d'un index autoritaire, et insiste :
- Tout de suite Man' !
L'essence enflammée sous la voiture dessine un chemin orange sur la route dans la nuit de Nöel, et pendant ce temps, dans le congélateur de ma mère, les bouteilles de Mumm se fendillent lentement. Dans le salon, le sapin s'allume vert, rouge, jaune. Je regarde les flammes monter sur le capot, si belles, si pures, si sauvages - Fasciné.
- Georges ! Bouge !
Amélie s'excuse par la voix des ondes : « Tu me manques ».
William me secoue et me pousse contre la taule :
- Sors, Georges ! Je peux pas de mon coté !
Les flammes dansent sur le capot, des klaxons retentissent par dizaine sur la route. J'ignore pourquoi, je pense à Mona en train de sucer l'homme qui tombait des twin towers. Les souvenirs se mélangent dans ma mémoire. Je revois les confettis, et les Noël d'avant. Les fantômes de mes cousins courant dans les couloirs de la maison familiale, munis de sarbacanes en cartons dorées chargées de boulettes en papier. Et aussi mon père et ses dents de travers, coiffé d'un chapeau de Pierrot pointu aux reflets d'argent. La fumée bleue des gitanes de mes oncles et tantes plane au dessus de nos têtes d'enfants.
- Georges !
Une portière claque à gauche. Des voitures klaxonnent.
Mes jambes s'engourdissent. Au travers du pare brise fissuré, dans les flammes grandissantes, j'aperçois Amélie en robe de soirée, elle danse avec le Docteur Pipot. Ils me dévisagent. A la place de leur yeux : deux trous noirs.
- T'as pensé à Lenny ? Dit-elle.
Pipot : « Essayez le sport, Georges! Oui, le sport ! ».
Un hurlement à l'arrière, une deuxième portière claque.
Ma lèvre et ma tête me pique. Les caoutchoucs des essuies-glaces flétrissent comme deux tranches de lard dans une poêle.
Peut-être que ça avait vraiment commencé quand Papa avait dit : « Papa, s'en va », ou bien quand ma mère avait trouvé la collection de playboy sous mon lit.
La portière s'ouvre de mon coté, une main m'agrippe par le bras. William.
- Georges, putain ! Sors maintenant !
Jeanne d'arc est morte comme ça, l'histoire ne dit pas si elle a eu peur.
La suite de l'histoire pourrait être : la graisse de mon corps fondant sur le siège et se mélangeant au cuir synthétique des fauteuils, puis aux pièces de métal de l'habitacle et aux transistors du tableau de bord. Mes cheveux collés, fusionnés à la moquette du plafonnier. Ne faire plus qu'un avec la machine. Le futur. Georges Beckett plus fort que les geeks de Palo Alto dans la Silicon Valley. Amélie avait raison ; il faut évoluer ou mourir.
Ma tête cogne contre quelque chose. Je sens la pluie sur mon front, au loin, des sirènes hurlent sur un tempo binaire. On m'assoit sur le bas coté dans un concert de Klaxon. J'ai froid. Il fait noir.
Tout noir.
Il y a du Meursault de l'Etranger dans cet insensible : meurs - saut.
· Il y a presque 11 ans ·koss-ultane
Génial .
· Il y a presque 11 ans ·Marion B
Merci de suivre mon travail avec assiduité, chère Marion. La suite (très) prochainement
· Il y a presque 11 ans ·Giorgio Buitoni
Tjs le même trip de lecture. Mm, un trip façon experience, genre glissade dégoulinante vers un truc sombre et implacable. Et toujours avec un sourire au coin des lèvres. Je serai plus jeune, je dirais "je lui kiffe grave sa race à ce texte" mais j'ai passé l'âge ;-) alors je me contenterai d'un sincère BRAVO.
· Il y a presque 11 ans ·wic
Merci my friend. Mais je ne suis moi même plus si jeune que ça, ton bravo me comble amplement.
· Il y a presque 11 ans ·Giorgio Buitoni
J'adore.... grande maitrise..., l'ambiance, les flashbacks, la noirceur, j'y étais... roh bordel, il flotte!!!
· Il y a presque 11 ans ·Marion Danan
Tu en es une autre, madame la banquière.
· Il y a presque 11 ans ·Giorgio Buitoni
J'en suis une autre??? Ma schizophrénie transpire même sur un simple commentaire? Je suis foutue
· Il y a presque 11 ans ·Marion Danan
Tant mieux, les sains d'esprit m'ennuient.
· Il y a presque 11 ans ·Giorgio Buitoni
Amen!
· Il y a presque 11 ans ·Marion Danan
Très bon texte... et titre Bref, j'aime!
· Il y a presque 11 ans ·suzelh
Merci Mam'zelle!
· Il y a presque 11 ans ·Giorgio Buitoni