Adriel
Anne S. Giddey
12 janvier 1983. Adriel jette le rauque de sa voix à la face du monde pour un premier cri ! Son premier chant lead, rythmé par le claquement des portières et le cliquetis des clés de contact… La ville crisse autour de lui, la ville siffle, floutée par la vitesse. Adriel est aveuglé de rouges, le rouge Coca-Cola des néons, le rouge sang de sa mère. Adriel est né dans un taxi, la tête en bas, comme une chrysalide attendant une seconde naissance. Il la voudra toute douce, sa prochaine naissance, bien boursouflée de silence. Une naissance à l'odeur terre ou océan, une naissance qui ne sent pas le gaz d'échappement. Il voudra revenir au monde la tête haute, comme on surgit des vagues. Pas comme une larve pendante… Il cache sous ses mains la mutilation de son nombril, la trace de l'amarrage définitivement sectionné entre lui et le navire maternel.
21 décembre de la même année. Adriel est fasciné par les battements de son cœur. Son ours musical a été réinitialisé par sa grande sœur. Depuis, il joue de l'acid jazz.
11 mars 2001, 14:02. Adriel ferme les yeux, s'engloutit à l'intérieur de lui. Il calme mentalement la furie désordonnée du muscle rythmique, du métronome de chair et de sang. Deux minutes. Dans deux minutes, il va devenir quelqu'un. Deux minutes, c'est dans cent vingt secondes, cent dix-neuf, cent dix-huit... Dans cent dix-sept secondes, il sera sur scène, seul au milieu du ring saturé de lumière. Il regarde la scène s'approcher de lui. Ce n'est pas lui qui avance, c'est elle qui l'avale. Le concours a lieu dans une salle mythique, boulevard des Capucines. Adriel sait tous ceux qui l'ont précédé. Il veut croire qu'ils sont là, à ses côtés. Il veut croire qu'il est fait d'or et de météorite, de la matière dont on fait les rois d'antan et les héros de bande dessinée des temps futurs. Dix pour cent, cinq peut-être ? Parmi tous les apprentis héros, combien sont-ils à s'envoler ? Adriel oscille à vitesse critique entre le dernier étage de l'Empire State Building et le trente-sixième dessous. Après quelques allers-retours sidéraux, son regard retombe d'un coup et finit par se planter dans ses baskets. Il s'est choisi un look grunge-cool, pas trop pourri... Il contemple le parquet, le cœur calmé. Les planches sont bien cirées. Il compte le nombre de lignes que font les veines du bois sur la planche juste là, sous son pied droit. L'odeur de la cire le rassure. Il renifle cette odeur de passé, de vieille chose bien entretenue. C'est comme une maison de grand-mère, il manque juste le thé et les gâteaux. Adriel se jette sur scène. C'est alors que tout se calme. Il avance dans un monde ouaté. Il est beau sur la photo, la trace papier du moment. Il est complètement là, voué à l'instant présent. Il est à sa place, dans son royaume, comme l'albatros de Baudelaire quand il est dans les airs.
11 mars 2001, 14:09. Adriel est mort, une star est née. Il a surgi des vagues, la tête haute. Il tient sa seconde naissance ! Elle manque tout à fait de silence, mais elle est douce et sent le bois. Du bois humanisé, du bois ciré de près, peu importe…
2001 : septembre, octobre, novembre... Adriel jette le rauque de sa voix à la face du monde, d'une scène à l'autre, d'une ville à une autre ville. Rennes, Paris. Adriel rejoue sa naissance. C'est un grand bébé maigre, qui chante comme il hurlait dans le taxi jaune. Lyon, Bruxelles, Genève. Un train à grande vitesse, un paysage étiré en longues traînées multicolores. Tous les chemins se confondent à trois cent vingt kilomètres à l'heure. Moscou, Marrakech ? Un avion, une escale. Adriel est fait de métal, de tôle ondulée. Jour et nuit, les rails grincent à son oreille, les pneus râpent le béton. Jour et nuit, les applaudissements claquent comme des portières, le renvoient aux battements de son cœur. Il est seul sous sa peau. Il voudrait entendre une deuxième pulsation en lui. Au petit matin, quand tout ralentit enfin, il cherche à entendre un autre en lui. Il voudrait être plusieurs à l'intérieur, comme une sorte de poupée russe.
5 mars 2002. Ce soir, c'est Limoges. Adriel est fatigué, manque d'air et de sommeil, mais la proximité du concert le galvanise. Sur scène, il est l'albatros qui prend de l'altitude. Il est à sa place, il est dans le bleu. Le bleu dont on fait les ciels d'été, fluide, léger. La musique s'enroule autour de lui, fait des ressacs dans sa voix. La musique le rend beau, lui qui est si maigre. L'entracte est terminé. Il entend le public tenir son rôle de public de l'autre côté des rideaux de velours. A intervalles réguliers, des gens l'applaudissent, battent les estrades de leurs talons, crient son nom. Son nom de star. Il retrouve la scène, ouvre des bras béants pour y laisser entrer l'ovation. La musique repart pour un tour, mais elle va bien finir par s'en aller. Chaque soir, il faut rallier la scène. Chaque soir, il faut surtout la quitter. Les applaudissements redoublent, le public est debout, la fin est proche. Il sort de scène comme un enfant-bulle quittant son univers protégé. Il sait qu'au-delà de cette limite, le monde extérieur est pour lui plein de dangers. Son immunité émotionnelle est nulle. Hors de scène, il n'est que maigre et maladroit, aussi vulnérable que dans le taxi jaune de sa naissance.
Quelque part en avril de la même année. Adriel est dans le bleu hématome, loin des ciels d'été. L'enfant-bulle est malade des chambres d'hôtel hors saison. Il est malade des trains et des avions. Adriel voudrait aimer comme les gens normaux, qui font leurs courses le samedi après-midi à Leader Price, main dans la main.
21 juillet 2002. Adriel a loué un appartement au-dessus d'un Leader Price pour regarder les gens normaux acheter des cuisses de poulet, main dans la main. Elle veut une plaque de chocolat noir, il grimace. La plaque de chocolat rejoint les cuisses de poulet, main dans la main. Adriel touche le foulard autour de son cou, un foulard rouge. Il le caresse, le froisse entre ses doigts pour en attiser le parfum. Comme on le fait avec le feuillage d'une plante aromatique. Elle s'appelait Romane. Elle lui avait jeté son foulard, un soir, à Toulouse. Il avait encore l'impression de sentir sur le tissu la note de cœur de son parfum, la touche florale. Celle qui s'échappe du creux du cou, du lieu des baisers les plus doux, pour se retrouver sur le bord du foulard. Rouge, le foulard. Forcément. La note de cœur attache Adriel au parfum, elle l'attache au foulard rouge.
3 août 2002. La star est morte, un ours musical dans les bras. Il jouait de l'acid jazz.
12 janvier 1983. Adriel jette le rauque de sa voix à la face du monde pour un premier cri ! Sa mère a atteint juste à temps la maternité pour lui offrir une naissance floconneuse et bien aseptisée. Adriel pleure, aveuglé par les plafonds d'un blanc froid, presque bleuté. Les gestes sont précis, professionnels. Adriel est né sans bruit, fondu dans le milieu extérieur, un bébé blanc sur un lit blanc. Effacé comme une chrysalide-caméléon attendant discrètement une seconde naissance, bien à l'abri des prédateurs. Il la voudra tumultueuse, sa prochaine naissance. Il la voudra effrénée comme l'échappée belle du piano dans une suite de Béla Bartók. Il voudra rejaillir à la face du monde en éclaboussures de cris et de larmes. Une naissance à l'odeur terre ou océan, une naissance qui ne sent pas le désinfectant.
21 décembre de la même année. Adriel est fasciné par les battements de son cœur. Il a l'impression d'être un instrument de musique, tout petit et tout rond, vibrant de partout à chaque pulsation. Quand il sera grand, il sera un grand djembé.
11 mars 2001, 14:02. Adriel ferme les yeux, s'engloutit à l'intérieur de lui. Dans deux minutes, il sera seul sur scène, au milieu du ring saturé de lumière. Ses jambes se dérobent. Il regarde sa main droite, qui devient floue. Elle se perd dans le milieu extérieur. Il essaye de se concentrer, de retrouver la silhouette de ses mains, de ses bras. Mais Adriel n'a plus aucun contour. Il se fond dans la lumière. Adriel n'a rien d'un djembé. Il n'est qu'une masse informe, pleine de trous, dans lesquels la lumière s'infiltre. Adriel est comme désintégré. Le concours a lieu boulevard des Capucines. Mais il ne voit rien des affiches mythiques, ne sent rien des odeurs de parquet ciré. Il chante comme on tombe de haut, un jour de rupture. Adriel est comme l'albatros de Baudelaire, cloué à terre.
11 mars 2001, 14:09. Adriel est mort et personne d'autre n'est né dans sa peau aujourd'hui.
2001 : septembre, octobre, novembre... Adriel se jette dans le journalisme, la course automobile, la people attitude. Il frôle la gloire à chaque coin de rue, sans jamais l'attraper. Adriel est fait d'un rêve abîmé. Il chante dans sa tête, parle seul. Il prend des trains, des avions, des cerfs-volants. Peu importe le vaisseau, pourvu qu'il soit du voyage... Il sent des milliers d'Adriel pulser en lui, comme une succession de clones oniriques dans une poupée russe.
21 juillet 2002. Adriel a loué un appartement au-dessus d'une salle de spectacle. Ce n'est pas tout à fait le boulevard des Capucines. C'est une petite salle de province, qui sert à tout. Au bal des aînés, à l'amicale des sapeurs-pompiers, aux spectacles de l'école d'à côté. Parfois, une vraie star passe par là. Adriel s'allonge alors par terre, l'oreille au plancher. Il écoute les notes de cœur qui s'échappent de la voix de la star, comme la touche florale d'un parfum. Les notes de cœur attachent Adriel à cette voix, elles l'attachent à son rêve abîmé.
3 août 2002. Tous les Adriel sont morts ce soir, un djembé dans les bras, une note de cœur dans la tête, en point d'orgue.
12 janvier 1983. Adriel jette le rauque de sa voix à la face du monde pour un premier cri ! Il ne s'entend pas crier. Il voit les lèvres bouger autour de lui, mais aucun son ne lui parvient. Adriel sourit au milieu de cet océan de silence. Il sera peintre, un grand peintre.
Tu as une originalité d'écriture bien à toi! J'ai lu et relu ton texte, pour être sure que mes impressions sont bonnes. Adriel rêve, Adriel est né sourd, Adriel veut être, vivre une autre vie, être célèbre. Avec son handicap il se cherche, c'est pourquoi il veut être peintre. En tout cas au fur à mesure, l'on descend de la gloire à une vie rêvé. Merci pour ce bon moment.
· Il y a environ 13 ans ·Yvette Dujardin