Louise morte et la malvision du peintre

Anne S. Giddey

Le vieux peintre est assis dans l'ombre. Il racle d'anciens restes de peinture sur sa palette, des restes un peu trop secs, qu'il noie dans l'essence de térébenthine. Sur le mur d'en face, un miroir lui renvoie son reflet. Il devine sa pâleur, son aspect négligé. Il s'en désintéresse. Le miroir lui permet de voir le corps étendu devant lui sous un autre angle. Dans le miroir, il retrouve la main droite de Louise, celle qui échappait à son champ de vision. Dans le miroir, il devine l'avant-bras, remonte le long des dentelles blanches, avance encore son regard jusqu'à l'émergence des cheveux de Louise. Depuis quelques années, son regard n'a plus rien de rétinien. Il est devenu purement tactile. Il touche du bout des yeux les cheveux bien peignés de Louise. Il palpe de tout son regard fou le corps de Louise dans son entier, Louise la bien-aimée, Louise morte ce matin. Louise morte ?

Le vieux peintre humidifie les pigments, leur donne du coffre, de la matière. Il va à l’encontre de la métamorphose de Louise, qui perd de sa substance pour tomber en poussière. Il peint Louise morte, parce qu'il a toujours peint Louise. Elle fut la mariée de l'aube, l'écuyère qui attirait les foules les plus élégantes au cirque d'été, la femme au chapeau-clown, la femme fumant le cigare, le nu dans la chambre à la rue Saint-Fiacre, le nu dans la salle de bain à Honfleur. Elle fut dans toutes les femmes peintes, des nanties du champ de courses aux blanchisseuses de la rue aux Ours. Il avait rencontré Louise dans un salon à la mode. Ni bourgeoise, ni débauchée, elle avait l'indépendance farouche des enfants de la balle. Elle se moqua de ce jeune affamé, qui se disait peintre. Sur les premiers portraits, on ne voit de Louise qu’un grand rire, un rien de joyeuse arrogance. Pris dans la mouvance de son temps, le jeune peintre colorait alors les ombres de bleu ou de violet. Il était atteint de la même indigomanie que ses contemporains les plus audacieux. Mademoiselle Louise s’était indignée, quand elle avait vu son visage balafré d’ombres violettes. Était-elle vraiment aussi laide ? Le jeune peintre reçut ses railleries comme une déclaration d’amour du féminin sauvage. A cette époque, il se targuait d’avoir l’œil absolu. L’idée lui en était venue après avoir entendu un musicien fameux s’exclamer devant une assemblée agacée par un éternuement : « Madame, vous éternuez en si bémol ! »

De son œil absolu, le vieux peintre garde la mémoire intérieure de toutes les couleurs qu'il a vues, qu'il a pétries de ses yeux pour les incorporer ensuite à sa palette, les retrouver dans la pâte grasse et épaisse du juste mélange de pigments et d'huile. Le vieux peintre ne peint plus que de mémoire. Une tache aveugle troue l'espace devant son œil gauche. De son œil droit, il ne reconnaît pas les couleurs. Sa gamme chromatique est amputée de certaines couleurs froides, dans la région spectrale des bleus et des violets. Pourtant, il sait. Il lit le nom des pigments sur les tubes. Il peint comme un compositeur sourd retrouve dans sa tête, une à une, toutes les cordes de l'orchestre. Il sait quel orangé va naître de cette proportion exacte de vermillon et de jaune d'or. Il sait quelle tertiaire va émerger du mélange en y ajoutant une pointe de bleu outremer. D'habitude, il ne réutilise pas de vieux mélanges séchés, dont il ne retrouve pas la couleur exacte dans sa tête. Mais aujourd'hui, le vieux peintre est absent. Amnésique de tout sauf de peinture, il ajoute de l'essence de térébenthine, encore, encore un peu. Rapidement, les dépôts cassants retrouvent toute leur souplesse, se font à nouveau malléables sous le tranchant du couteau. Il partira de ce mélange usé comme base pour la peau de Louise. Il doit être gris-violet, extrêmement peu saturé. Il fera des couleurs fraîches par la suite. Au pied du lit mortuaire, le vieux peintre gratte la toile à grands coups de brosse, comme la mort a crûment zébré le visage de Louise. Il se permet toutes les licences de style. C’est pour lui qu’il peint aujourd’hui, pas pour la critique. De toute manière, les ombres sont aussi bleues que la terre est ronde. Il peint pour lui, pour Louise aussi. Le vieux peintre ne sait plus très bien s'il peint une femme ou un paysage. Lui qui a toujours refusé l’art du dehors, le rendu impossible d'une nature désincarnée... L'eau, l'air. Comment contenir sur la toile un torrent ? Comment en saisir toutes les lumières, toutes les couches en mouvement, autrement que sur le corps de Louise s’y baignant ? Et le vent ? Un corps sans contours, visible uniquement par la trace qu'il laisse sur la roche, au bout de quelques millénaires. Comment saisir la brise du soir en une fraction de seconde ailleurs que dans les mèches de Louise ? Louise morte est son premier paysage. En plongeant son regard dans le corps de Louise, le vieux peintre s’immerge dans une tempête tropicale. Le pinceau est fait de pluie battante. Il balaie le pli des coudes y provoquant un glissement de terrain, fait des flaques au creux de son épaule, laisse une coulée de boue ocre sur sa tempe. La tempête se calme un instant dans les mains de Louise. C'est un souffle doux, qui caresse à présent sa paume. Il retrouve sous le pinceau la veinule, qui palpitait imperceptiblement sous la peau fine de son poignet. Il aimait tant y poser les lèvres. Dans les mains de Louise, il se voit, lui, le vieux peintre. Il sent l'eau florale, dont elle s'aspergeait le matin. Le pinceau lave Louise, précède les gestes du croque-mort. Le vieux peintre est absorbé, avalé par le geste pictural, emporté par le va-et-vient barbouillé du pinceau. Louise morte n'est plus qu'un prétexte à peindre, comme le fut autrefois Mademoiselle Louise riant aux éclats. Le peintre sans âge prend plaisir aux retrouvailles. Il célèbre ses retrouvailles avec Mademoiselle Louise sous la pluie battante d’un orage d’été. Les lèvres sont trop rouges, trop vivantes. Tant pis, ce sera sa seule liberté prise sur la mort. Tout le reste est noyé de bleus, envahi de violets. C’est ainsi que le peintre malvoyant voit sa toile dans sa tête. C’est ainsi qu’il l’a voulue.

Cinquante ans plus tard, dans un musée parisien, les visiteurs découvrent pourtant une Louise aux couleurs chaudes, beaucoup trop chaudes pour une morte. On croit qu’elle dort, personne n'en doute. Le tableau n’a pas de titre, pas de date. Il n’était pas fait pour être vu. On croit à une peinture intime. La teinte de base de la peau est d’un rose chatoyant. L’ensemble semble trop jaune, les lèvres trop rouges. Louise morte est comme un paysage d’été. Un champs de blé au soleil levant, troué par la fleur rouge et tendre d’un coquelicot. Ce tableau est largement considéré comme le chef-d’œuvre du vieux peintre, le sommet de son art. On s’extasie sur l'absence totale de retenue, dans la couleur comme dans le geste. L'œil spectateur s'enchevêtre dans un tissu de vérités et de malentendus. Chaque œil a raison dans sa façon de penser, chaque œil est différent. Louise morte est un huit-clos, dans lequel le regard rebondit comme un boomerang. Louise, le miroir, le peintre, le miroir, Louise. Et le spectateur, qui se trouve à l'endroit exact où le peintre assis regardait Louise.

Le vieux peintre se recule un peu. Il ne lui reste plus qu'à éreinter un peu le tout, à mâchurer les murs comme les visages, à ébrécher le bord des lèvres, à rudoyer le lisse du miroir. Il donne l'assaut final, taillade la peinture encore fraîche, l'érafle à peine par endroits. Un tableau, comme une vie, se doit d'être accidenté, démembré. C'est le moment qu'il préfère, l'instant où la chose peinte se met à respirer, à s'individualiser avec ses blessures propres et ses joies. La tache noire danse devant son œil gauche, son œil lacunaire, le privant soudain des mains de Louise. Comme une araignée patiente, la tache aveugle tisse sa toile sur sa rétine. Chaque jour, elle gagne en surface, en opacité. Le vieux peintre tourne la tête pour changer d’angle, pour remettre les mains de Louise dans son champ de vision. La main gauche devant lui. La droite, en face, dans le reflet du miroir. Régulièrement, il doit changer d'angle. Le vieux peintre reconstruit l'espace comme un puzzle, morceau après morceau, sans colère aucune. Il lui faut peindre, il n'y a pas la place pour se disperser, pour s'apitoyer. L'araignée ne gagnera pas, pas aujourd'hui.

Le vieux peintre finit par se réveiller d’un long rêve. Une éternité élastique, peut-être à peine le temps nécessaire pour prendre un repas. En reprenant pied dans la réalité, il sent monter la honte, l'écarlate au visage. Il sent la charge d’indécence de son geste, de son plaisir à peindre au pied du lit mortuaire. Il sait qu'il n'avait pas d'autre choix que de se réfugier dans cet oubli, cet autre en lui, l'inoxydable, l'inébranlable. Pour ne pas laisser la douleur s'engouffrer de partout. Peindre, oui. Mais rencontrer le plaisir de peindre jusque dans la mort de Louise ? Le vieux peintre ne se sent pas fossoyeur. Il a peint Louise comme un embaumeur l’aurait enduite avec déférence de résines de conifères, d’huiles parfumées, d’onguents et de cire d’abeille. De toutes ces matières précieuses qui permettent de conserver à jamais la beauté.

Dans sa malvision, le vieux peintre a fait de Louise morte un paysage d'été. Hasard, clairvoyance... Rémanence de toutes les images de Louise vivante, qui se bousculaient dans sa tête ?

Après Louise morte, il ne peindra plus que des fleurs aquatiques.

Cent ans après, dans un musée parisien, le jaune de chrome de Louise morte a viré au vert sombre, en une teinte aux accents d'outre-vie. Il semble que la mort ait rattrapé Louise. Il semble. Jusqu'à la prochaine métamorphose.

  • un texte haut en couleur, un vrai tabeau pour l'un des plus nobles des arts, ou l'amour se mêle à la peinture avec tous ses éclats de couleurs, un grand bravo merci du partage...

    · Il y a environ 13 ans ·
    Pyry1dhyoryai0xtssnv3g 1  300

    Salvatore Pepe

  • Une belle déclaration d'amour (plus fort que la mort, pas très original). C'est écrit comme on peint, par petites touches, c'est joli mais... c'est lent car trop descriptif. Et puis "Louise la morte" et "le vieil homme", c'est un peu répétitif. Bref, de la qualité dans ce texte mais je n'ai pas accroché. Comment dit-on ? ah oui, des goûts et des couleurs.

    · Il y a environ 13 ans ·
    Les contes de l ombre 3e test orig

    nico4g

  • J'aime beaucoup.

    · Il y a environ 13 ans ·
    Un inconnu v%c3%aatu de noir qui me ressemblait comme un fr%c3%a8re

    Frédéric Clément

  • C'est splendide et très original... bravo !

    · Il y a environ 13 ans ·
    Photos libres.com orig

    3d0

  • tres bien ecrit on part dans ses couleurs tant l histoire de cette morte est vivante.

    · Il y a environ 13 ans ·
    Dsc 9862 signature

    Gabriel Desarth

  • Magnifique "Louise, le miroir, le peintre, le miroir Louise"Cette peinture vit sous l'oeil du peintre, meme morte, ses yeux la voit comme elle était. Et ces couleurs qui chatoient sur la toile. j'aime beaucoup, couleur cœur rouge. Coup de cœur aussi.

    · Il y a environ 13 ans ·
    Moi

    Yvette Dujardin

Signaler ce texte