Animal-Animal ?

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La nuit tombe, la lame de l'échafaud de la nuit, comme si cette période obscure s'apprêtait à s'imposer définitivement. Je marche, je me hâte, au milieu de la rue pour profiter d'une faible lumière jaunâtre qui sourd des fenêtres sales. La nuit efface jusqu'aux bruits de la ville, de la même façon, d'un coup, brusque et tout autant définitif. 

Pourquoi me suis-je mise en retard ? J'aurais dû regarder ma montre, l'horloge, le ciel, que sais-je ? Des ombres louvoient sur les trottoirs, derrière les arbres elles glissent inquiétantes tandis que je vais à pas pressés au plus court, j'y suis presque, deux portes encore et m'y voilà.

Le tableau d'entrée de l'immeuble est éteint. Le code. Je le tape et rien. Alors je recommence, sans plus de succès. Au fond de mes poches aucun cliquetis, au fond de mon sac pas plus, pas de clef… J'hésite, perçois une présence dans mon dos, un souffle sur mes mollets, je frémis puis sursaute sans oser crier. Ce cri qui m'aurait libérée reste coincé au fond de ma gorge et la lumière chiche qui s'échappe de la fenêtre de la concierge ne me laisse qu'imaginer ce qui autour de moi rampe et renifle. Un rat, un chat, un animal hybride ? Un chien ? S'il avait dû me mordre il l'aurait certainement déjà fait. Pourquoi attendre quand l'instant est propice. 

Qui suis-je en cet instant ? Une femme esseulée dans un une rue hostile, et tu l'auras compris, oubliée par l'éclairage, entourée d'une nuit si noire, qui doute de la fin de la nuit, une nuit qui doute de sa propre fin, collée contre la porte de cet immeuble où elle devrait pouvoir pénétrer puisque c'est là qu'elle vit. 

L'animal, si ça en est un, reste tranquillement à côté de moi, si je pliais mes genoux ma main pourrait toucher son plumage/pelage/habit d'écailles. Tant que je ne l'ai pas vu ni touché tout reste possible. « Animal… » lui dis-je, qu'es-tu donc ? 

Un grognement, sifflant et humide, répond à ma question idiote, qui ne m'éclaire pas plus que mes premières impressions. « Animal, Animal… ». Je secoue cette satanée porte, j'y donne quelques coups de pieds, je crie « Quelqu'un ! S'il vous plait, quelqu'un ! ». Je suis enfermée. Je suis enfermée dehors. C'est idiot ces deux mots juxtaposés en oxymore, enfermée et dehors. La bête à mes pieds pousse un grognement-réponse à chacun de mes cris. Quand j'éclate en sanglot elle se frotte contre moi comme un enfant, ce que j'imagine que ferait un enfant. Presque… mille ans (aussi longtemps?) que je n'en ai pas rencontré. Dans mon immeuble il n'y en a pas. Un dimanche j'avais cru en entendre un pleurer dans les escaliers. Curieuse je suis allée voir et n'ai trouvé qu'un chat, décati. 

Je me suis assise sur la marche glacée du perron. La bête est là, « Animal-Animal » comme un prénom suivi d'un patronyme. Le contact de sa peau me fait frissonner entre plaisir pour sa tiédeur et dégoût pour sa texture écailleuse. 

Avoir crié comme je l'ai fait, sans succès, à tue tête, a fait fuir les ombres mouvantes. Viens Animal-Animal, viens dans mes bras. Est-ce un ronronnement qui filtre sous tes écailles ? Et des griffes qui s'accrochent au tissu de ma veste ? Je crois que tous les deux nous en avons pour la nuit entière. Espérant qu'elle finira à l'heure habituelle, assis contre cette fichue porte. 

Animal-Animal ? Tu es toujours là ? Je crois que je me suis assoupie et le déclic de l'ouverture automatique m'a réveillée. Animal-Animal, est-ce toi qui a ouvert la porte ? Animal-Animal, où es-tu, reviens, je t'en supplie. Ce soir la nuit va se produire, à nouveau, tomber, à nouveau, fatal couperet et moi je ne peux plus l'affronter seule.

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