Aujourd'hui comme hier...
jones
Ici comme ailleurs, aujourd’hui comme hier, et encore demain… le temps peut bien s’écouler, la géographie se modifier, la rémanence s’installe, divorce des oripeaux du passé pour épouser les atours de la modernité. Qui s’est un jour posté à la sortie d’un lycée, pour le plaisir de l’observation ou pour veiller sur sa descendance, en a fait l’expérience. Les démonstrations de virilité adolescente, les parades de séduction amoureuse, le volume sonore d’une vitalité exacerbée envahissent la rue et ses trottoirs en un défilé pétaradant de scooters, en un feu d’artifice d’interjections et d’apostrophes provocatrices, en une déambulation de corps hyper sexualisés.
Évidemment, je parle ici d’un lycée lambda de grande ville comme les lycées techniques et professionnels, ceux qui portent les noms de syndicalistes anciens, d’hommes politiques obscurs, de célébrités oubliées tels que Jules Siegfried, Robert Schuman ou Auguste Perret. Les choses ne se passent pas de la même façon (quoique) dans les lycées plus prestigieux ceux qu’on baptise du nom de grands personnages de l’histoire de France, de rois, d’artistes incontournables, des véritables symboles de la culture française comme François 1er ou Claude Monet.
D’où je viens c’est ainsi, et je me souviens de cette antienne ressassée par nos profs de collège voulant que si nous n’étions pas assez disciplinés et travailleurs nous finirions non pas dans le lycée général qui répondait au doux nom de Porte Océane, évocation de l’esprit de découverte, d’aventures, de contrées lointaines, de langues étrangères mais dans celui, technique et professionnel, dont l’appellation à elle seule nous glaçait d’effroi : le LEP « Les Vikings». Nous étions de facto imaginairement projetés dans la cour de l’établissement, cernés par des élèves trois fois plus grands que nous, la carrure massive couverte d’une peau de bête sûrement tuée dans un combat à mains nues, la mâchoire carrée affublée d’une abondante barbe rousse, traînant leurs petites amies par la chevelure sur le béton de la cour et buvant de la bière de cantine dans des crânes. Leurs mobylettes reposant sur des béquilles torsadées, dormant sous le garage à vélo, flancs à flancs nous apparaissaient comme des bêtes de guerre, des montures métalliques et caoutchoutées, symboles de la puissance de leurs propriétaires par les modifications mécaniques apportées, prêtes à nous renverser si nous nous mettions sur leur chemin tel un vulgaire gueux rendant ses tripes sous le chariot à bœufs. Rien que d’y repenser aujourd’hui, j’en ai encore des frissons.
Dans ces lycées, comme dans les autres d’ailleurs, il existait un petit nombre d’élèves démangés par les tics nerveux de la timidité, le cheveux raide et gras, la cohorte de pellicules sur l’épaule, l’acné en façade, les geeks, les nerds, quoi ?! Bons en maths et dans les matières scientifiques en général, empruntés pour ne pas dire plus en sport, leurs corps osseux flottant dans des survêtements hors d’âge, ils vivaient le supplice de la calotte, vous savez cette petite tape humiliante assénée à l’arrière du crâne. Brimades de toutes sortes, plus vicelardes les uns que les autres, c’était leur lot. Pour eux pas de démonstration de puissance possible, pas d’univers érotique à portée de main (si je puis dire ?) ailleurs que dans leurs rêves, dans leurs livres ou sous leurs draps.
C’est ce qui a changé aujourd’hui, et qui a traîné ses guêtres du côté d’une convention manga, d’une Japan Expo, ne peut pas me contredire.
Ils sont tous là en une véritable procession d’adolescents maladroits, comme une armée d’exclus de la relation, leurs fantasmes de domination accrochés aux panoplies de leurs héros. Perruques ébouriffées, roses, bleues ou oranges pour tout le monde, jupes courtes, souliers vernis à talons hauts et costumes d’écolières matinées d’accessoires sexy pour les filles, carapaces, vestes militaires, maquillage étudié, masques et sabres japonais pour les garçons. Toute l’iconographie du manga et de l’anime déambule sous mes yeux dans un entre soi codifié. Je les reconnais, ce sont eux, les dignes rejetons de ceux qui rasaient les murs dans les couloirs du lycée pour protéger leurs crânes des calottes. Pourtant, je dois avouer mon respect, malgré les rires que j’étouffe, parce qu’ils ont réussi là où leurs parents avaient échoué, ils ont trouvé un monde dans lequel ils sont les héros, un monde pour se reconnaître, s’affronter et se séduire, un monde où le sexe et la puissance leur appartiennent, un monde dont pour une fois, ils sont les rois. Et en ce royaume, leur mal-être en bandoulière, ils crient, s’embrassent, se sourient, se transforment sous leurs déguisements ou derrière leurs consoles, pour quelques heures, en vikings des temps modernes.
Il reste pour moi, une figure de l’élève qui marqua profondément ma scolarité, quelqu’un qui se définit dans cette simple assertion qu’aucun d’entre nous n’aurait osé contester : un redoublant c’est un mec qui prend de l’avance. Redoubler, c’était, dans un même mouvement, accepter de voir partir ses semblables, ceux qui avaient combattu à nos côtés dans la cour de l’école (et parfois ceux qu’on avait évité de combattre par pure couardise) mais aussi les princesses qu’on avait tant de fois rêvé de délivrer des griffes des méchants, pour voir s’avancer une cohorte de nouveaux, une armée de valets prêts à servir sous la bannière du redoublement.
Seul, au milieu de la cour, entre les deux vagues, le redoublant savait qu’il entrait dans une période de grande solitude. Adulé par les uns, détesté par les autres, il fracturait la classe en deux avec dans son cartable une puissante arme secrète, qui allait lui permettre de passer l’année sans encombre : sa connaissance du programme. Avec un peu de jugement et beaucoup de calcul, il pouvait intervenir à bon escient et briller quand par hasard, il maîtrisait un concept totalement inconnu des nouveaux. Sinon, il pouvait choisir de se taire, de jouer les blasés quand il se trouvait confronté à une difficulté trop ardue pour lui.
Le redoublant faisait figure de demi adulte chez les encore petits, d’auxiliaire zélé de la maîtresse, d’ennemi de l’intérieur pour les uns, d’idole, de demi-dieu pour les autres. Certains lui enviaient une certaine proximité avec les profs, affichée dans des remarques du style veux-tu bien répondre à la question toi qui étais là, l’année dernière ? Putain, l’année dernière, quel anachronisme sympathique, une vrai faille spatio-temporelle ce type, capable en une seconde de jeter un pont entre hier et aujourd’hui, d’être là et de symboliser ceux qui sont partis, comme s’il nous avait attendus pour qu’on ne sente pas trop seuls, pour nous accompagner dans le tortueux chemin de la vie scolaire. On se battait pour faire nos devoirs avec lui et il savait en jouer d’ailleurs. Un jour, je me suis retrouvé dans une classe où il y avait deux redoublants. Magique ! Tout simplement, magique ! C’était comme se retrouver devant une bibliothèque de la vie, un musée de l’expérience. Ce sont eux qui m’ont fait découvrir les bars des alentours, les cigarettes qui rendent nigaud, le baby-foot, les flippers et les filles qui sont à côté. Ils les embrassaient sur la bouche, les prenaient par l’épaule, disparaissaient avec elles dans des endroits secrets, revenaient le sourire accroché, commandaient une bière et me passaient la main dans les cheveux en s’asseyant à la table. J’ai rêvé avec eux toute une année, je racontais des blagues pour les faire rire, je les soulageais de leurs devoirs de français et j’avais le droit de me pavaner à leurs côtés.
Même si je ne fréquente plus les salles de classe depuis longtemps, je suis sûr que ça non plus ça n’a pas changé, qu’aujourd’hui comme hier, les redoublants sont des mecs qui prennent de l’avance.
*_*
· Il y a plus de 11 ans ·lyselotte
Ah bon, ils ont changé le statut du redoublant ? Et depuis quand, j'ai l'impression d'être la momie (nan, pas la mamie, c'est jeune ça) du musée. "De mon temps" être redoublant était une vraie honte, comme avoir une pancarte d'incapacité clouée sur le front. Quand ça m'est arrivé, j'ai fugué, ce qui n'a pas amélioré le truc. Sinon, toujours le style, la chaleur, la précision et les images qui défilent en faisant sourire béatement. Tes textes, j'en ai encore plein à lire, j'avais pas vu qu'il y en avait autant :)
· Il y a plus de 12 ans ·eaven
Sympa cette évocation !
· Il y a presque 13 ans ·Eric Varon
Votre récit me fait penser à une rivière tranquille où flotteraient de petites iles magnifiques. J'ai particulièrement aimé l'île aux Vikings...je suis particulièrement friande de ces petits"délires" qui posent une pièce de plus dans le puzzle de nos mémoires scolaires presque formatées mais qui font, avec l'âge, sourirent et hocher la tête. Trop bien vu...
· Il y a presque 13 ans ·lyselotte
Ahh mais merci à tous d'avoir lu et apprécié cette chronique, je savais bien que je tenais là un sujet universel ;))
· Il y a presque 13 ans ·Il faut toutefois que je vous avoue que j'ai moi même été un redoublant, mais comme j'ai changé de section et de lycée, du coup je n'ai pas pu bénéficié des avantages du statut ;)
Encore merci de vos commentaires.
jones
Le redoublant bien que divers, allant du surdoué incompris au limité noncomprenant offre il est vrai à ceux qui les côtoient un raccourci vers une émancipation précoce.
· Il y a presque 13 ans ·yl5
Je ne dirais qu'une chose : merci et bravo (bon ça en fait deux, et c'est trop tard pour redoubler...)
· Il y a presque 13 ans ·darklulu
Oui! Je disais d'eux: "Ce sont des mecs qui savent tout" (c'est marrant, d'ailleurs, que dans mon souvenir les redoublants soient toujours des mecs!)
· Il y a presque 13 ans ·Et ma grande soeur me répondait: "Fais gaffe! Ceux qui savent tout ne savent rien!"
Je ne voulais pas la croire et je pensais qu'elle était jalouse. Elle ne l'était pas, elle était plus agée que moi, voilà tout.
Merci, jones, pour la piqure de rappel.
Frédéric Clément
Vraiment très fort ce texte! Moi j'ai surtout pensé qu'être redoublant, c'était avoir manqué le train du monde pour te coller mine de rien les abrutis suivants qui sont en retard sur tout ;) Pas de mauvaise langue, les écoliers n'ont pas changé, faudra qu'on se souvienne toute notre vie d'avoir été ça aussi !
· Il y a presque 13 ans ·Alice Neixen
De rien et merci, merci, merci à toi surtout ;)
· Il y a presque 13 ans ·jones