Ma fée

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Du pain. Quatre baguettes exactement. Que tu couperas en tartines inégales, frénétique, pour ensuite les recouvrir d'un beurre liquéfié peu appétissant.

Sauf que tu les ingurgiteras toutes, sans exception, sans mâcher, quitte à t'en étouffer. Tu te feras aussi des pâtes à la carbonara, avec de la crème fraîche entière et des lardons grillés. Des spaghettis, je suppose. Il ne te reste plus que ça dans le placard de toute façon, tu n'as pas le choix.

Entre temps, tu seras déjà allée t'enfermer dans les toilettes une première fois, après avoir bu quatre bouteilles d'eau sans prendre le temps de respirer entre chaque gorgée. Tu reviendras tout aussi rapidement, cette fois pour t'attaquer aux paquets de gâteaux que tu auras acheté cet après midi chez le commerçant du coin spécialement pour l'occasion.

Dans un premier temps, tu les tremperas dans ton chocolat, mais tu finiras par les avaler sans prendre le temps de mâcher parce que c'est comme ça : tu dois te dépêcher, tu dois aller plus vite que les calories.


Flash-back. Quand j'y repense… Et moi qui en jouais… qui te susurrais tout bas, à l'oreille, après avoir relevé une mèche de tes cheveux, qu'il fallait que tu manges, que tu n'avais pas à me prouver que tu étais forte. Puis, à peine quelques mois plus tard, c'était l'inverse. Je n'existais plus, seul le pot de pâte à tartiner comptait à tes yeux. Si je m'interposais entre vous, je n'avais droit qu'à tes hurlements suraigus, ta peur, ta folie. T'amadouer, t'attendrir, voire même m'acquitter du plus odieux chantage, rien ne te fit lâcher la cuillère. Pas même lorsque je te demandais de choisir. Choisir entre la nourriture ou moi. Ce jour où je compris que, non, je me trompais, tu ne jouais pas.


Te voilà arrivée aux yaourts. Aux flans. Aux fromages. Il en restait quelques uns : tant qu'à faire, autant vider le frigo, tu me diras.

Je n'ai pas encore mangé, à vrai dire tu m'as coupé l'appétit.

Sais-tu seulement ce que veut dire ce mot, ce mot que tu renies, modèle et détruis ?

Tu ne peux plus t'arrêter. Je ne peux plus t'arrêter… et t'observe de loin – impuissant - détruire ce que j'aime le plus au monde : ton entité, ta personne, celle avec qui je me suis fiancé, celle qui portera mes enfants, celle dont seule la mort pourra me séparer.

Ce ne sera qu'après les deux boites de conserve de je ne sais plus quels légumes – des petits pois je crois- que tu cesseras ta crise de boulimie, après avoir vomi une dernière fois toute cette nourriture que ton estomac n'aura eu le temps de digérer.

Et moi, pendant ce temps, je t'attends, assis sur le fauteuil à caresser le chat, comme d'habitude, essayant d'occulter la table couverte de boites déchirées, de miettes, de pâte à tartiner. Ce champ de bataille que tu viens de quitter pour aller en régurgiter les dépouilles.

Je t'entends, même si tu as ouvert le robinet pour que l'eau couvre tes hoquets, tes sanglots, tes toussotements qui résonnent et se glissent sous la porte fermée à clé. Je t'imagine contorsionnée, a genoux, essoufflée et les larmes débordant sur les joues, inébranlable tant que tu n'auras pas tout rendu, ta bouteille d'eau à la main. J'ai mal, tout au fond, derrière mon indifférence. Mal de mon statut de spectateur, mal de ne pouvoir t'en empêcher sans que tu ne me griffes, mal de te voir mettre ta santé en danger pour quelques grammes dont tu te seras allégée. Ces grammes qui, assemblés, se perdent en kilos, et t'obligent désormais à porter des vêtements d'enfant.

Je t'ai d'ailleurs vue retourner en enfance, derrière tes joues creusées. Je crois, en réalité, que je suis en train de te perdre. J'aimerais rugir ma souffrance, te crier que tes actes sont malsains, que dès l'aube nous retournerons voir ton médecin pour qu'il t'hospitalise, parce que ça ne peut plus continuer comme ça. J'aimerais, mais tu sais aussi bien que moi que je ne dirai rien. Surtout quand tu as ces yeux rouges, tu sais, comme lorsque tu as pleuré : cernés, saupoudrés de ces cheveux bruns qui ont peu à peu perdu de leur vitalité. Ces yeux que tu plantes dans les miens comme pour ne pas tomber.

Qui es-tu ? Toi, celle que j'ai connue emplie d'une vie impétueuse et qui désormais la rejette, toi, dont le sourire n'est plus que souvenir ?

Qui est-elle, cette jeune femme frêle, dans sa chemise de nuit ? Qui n'attend qu'une seule chose : que je la prenne dans mes bras pour lui dire que demain tout ira mieux, que je suis là pour la protéger, ce que je ne fais par ailleurs absolument pas ?

Qu'importe son identité : surtout, ne pas la serrer trop fort, de peur que ses os ne se brisent entre mes doigts. Ces os que je caresse parce qu'il ne reste plus qu'eux.

Tu sais que je céderai. Comme d'habitude. Que je ne résiste jamais à ce regard inconsolable. Que je continuerai d'assister à ton agonie, chaque jour, t'y aidant en appuyant sur ta tête pour qu'elle reste sous l'eau quelques secondes supplémentaires si tu me le demandes. Quitte à ce qu'un jour tu périsses dans mes bras, décharnée et sans la moindre lueur derrière tes pupilles dilatées, cacochyme et fière de l'avoir été jusqu'au bout.

Ce sera seulement là que je réaliserai mon rôle de complice.

Et face à cela, je crois que je te suivrai, mettant mes pas dans les tiens en te tenant tout doucement la main. Je mourrai avec toi. Serrant ta dépouille très fort contre mon cœur lorsque je sauterai de notre balcon, celui où tu t'appuyais en riant, il y a encore quelques années de cela, lorsque je t'offrais cette bague qui ne tient désormais plus même à ton doigt...


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