Aux rochers du Vieux-Chêne

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Suite de "Credo", d'après une libre interprétation de Forêt de Fontainebleau : le chêne de Camille Corot. En collaboration avec Ade.

Il lui fallut près d'un mois pour sortir de son alitement. Le médecin le visita régulièrement. D'annales paysannes personne n'avait vu un tel luxe d'onguents, de pommades et de sangsues qui auraient pu soigner la population pour des générations. Dès que Jean remarcha, il lui recommanda des randonnées susceptibles de régénérer ses humeurs. Tout autour de Douan, des varennes s'étendaient, alimentant les longues veillées au coin du feu de farfadets, d'elfes et de sylphes.

Il rechaussa ses brodequins et se dirigea vers les rochers du Vieux-Chêne, une escapade raisonnable, éloignée de deux lieues, son refuge lorsqu'il était gamin. Le feuillu poussait par miracle dans les entrailles acides des sols et conservait son feuillage au-delà de ce que la nature ne tolérait. Moqué de ses camarades, il y trouvait une quiétude qu'il ne pouvait s'expliquer. En s'allongeant à son pied, il avait l'intuition de percevoir le cosmos différemment. En 1813, il avait 15 ans. Par un heureux hasard, cela le ramenait au psaume 18.1.3 : « Le Seigneur est mon Roc, mon libérateur » qu'il se ressassait pour se rassurer. La callune confirmait-elle sa notoriété de plante protectrice et d'augure ? Jouait-elle la médiatrice entre Jean et des forces minérales ? À moins que les genêts à balai de leur parfum musqué et enivrant, n'entêtaient de toutes les énergies malfaisantes dont on les maudissait ?

Un matin d'automne, il s'y rendit pour s'adonner à son activité favorite : la contemplation. Dans les territoires où règnent les pâtis, on affirme que la callune épouvante les revenants. À la vue du marcheur, il se montra plus curieux qu'effrayé. Il était sûr de ne l'avoir jamais croisé. Son allure était empreinte d'originalité et ses traits marqués d'une telle singularité, synthèse de tout ce qui aurait dû le faire fuir par répugnance, puisque la compassion et la miséricorde ne sont, au mieux, que l'apanage des cénobites. Lui, il ne parvenait pas à détourner son attention de cette figure grenelée. Un jeudi, était allé avec son père à la foire agricole pour s'émerveiller des plus belles bêtes du département. Il y avait découvert une attraction foraine : des miroirs déformants. Il s'était grisé de se faire protéiforme, effaçant fugacement l'ingratitude de son corps. Devant cet homme, il ne fit qu'un avec son reflet. Il eut la très nette impression de pouvoir s'immiscer dans le for intérieur du bougre qui se frayait un chemin dans les bruyères en titubant et en ahanant comme un pauvre hère.

À quelques pas de ce qu'il prit d'abord pour un berger, Jean stoppa net. Ses céphalées, qui souvent lui jouaient des tours et l'amnésiaient ne purent le duper. Comment abstraire cette entrevue qui le fit rentrer chez lui dans unesi piteusecondition que l'on craignit une méningite ? Ses vomissements, l'incohérence de ses propos et ses hémicrâniesen rappelaient en tous points les symptômes.

Ils se firent front et perçurent que ni le temps ni l'espace n'avaient de prise sur eux. Ils étaient néanmoinssensés. Ils avaient conscience d'être un tout et de conserver leur propre parti-pris, comme l'eau et le vinaigre qui s'associent tout en conservant leurs caractéristiques. L'enfant entrevit ce que serait son avenir ; le vieillard réalisa qu'il n'avait su accepter d'être le maître de son destin. Quels fruits aurait-il pu en récolter ? C'est sa santé défaillante qui, selon lui, l'avait gouverné. Entravé par son amétropie, sans doute ne conçut-il pas en cette matinée d'arrière-saison, qu'il lui aurait suffi de quelques mots pour mettre un terme à ce diallèle.

De retour à Douan, il tenta de faire bonne mine, en dépit d'une crise d'eczéma, indice d'une extrême contrariété. On mit les tremblements sur le dos d'un refroidissement. Pour s'excuser des cris lancinants qui résonnèrent dans la maisonnée, il fit amende honorable en régalant ses hôtes d'agapes. Il reprit pied quoique podagre et refusa de retourner vers le Vieux-Chêne. Il est quelquefois plus prudent de ne pas provoquer ce que la raison humaine ne peut appréhender.

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