Balade dans le ventre de Paris

dechainons-nous

Misère et consort !

C'était un début de soirée d'un jour hivernal, pas un hiver qui vous englue dans une température si basse que les lèvres se gercent et se crevassent au plus profond de votre être, non plutôt une atmosphère revêtue d'un manteau de grisaille qui vous enserre le cœur dans un étau et foutrait le bourdon à un cafard.

Je marchais seul dans la rue, enfin presque, le désert s'était accaparé des moindres nuances de vie. Je ne me rappelle plus bien de cette rue, c'était dans le Paris où j'aime tant cheminer, sûrement un quartier derrière la gare Montparnasse, je rejoignais mon fils pour aller manger ensemble et ensuite se faire une toile.

Le vent s'engouffrait dans cette artère exsangue d'âme qui vive et accompagnait les déambulations d'une pauvre hère qui avançait à une centaine de mètres devant moi. De zig en zag chaque pas étaient pareils à de grands coups de gouvernail pour garder le cap dans des eaux en furie.
Arriva ce qui devait arriver ou au moins ce que je pensais qui allait arriver: une bourrasque de trop, un pied pas assez levé, l'homme bascula et se retrouva les deux genoux à terre, la tête ballante entre ses épaules. Il n'avait même pas lâché les deux gros sacs en vinyle qu'il tenait dans chaque main.

La chute n'avait pas été spectaculaire, l'homme était un modeste ou introverti, les fioritures de style et les arabesques embellissant les circonvolutions n'appartenaient pas à son répertoire. Sa cabriole ressemblait à s'y méprendre à une génuflexion. J'avais hâté le pas pour lui proposer de l'aider. Avant même que j'arrive à sa hauteur, à mon grand étonnement, dans l'impossibilité de se relever je le vis opter pour une position allongée en chien de fusil au milieu du trottoir et rassembler ses deux pochons et les serrer contre lui.

Remis de ma surprise et arrivé à ses côtés je lui proposais de l'aider à se relever. Lentement il tourna son regard vers moi et d'un sourire édenté il accepta mon aide. Il était vêtu d'un épais manteau d'un bleu douteux en laine, mis par dessus une veste toute bien épaisse aussi, dans ses chaussures les chaussettes avaient été astucieusement remplacées par du papier journal. J'avais devant moi un crabe qui au temps de saison venait de faire sa nouvelle carapace, protection assurée contre vents et marées, mais à l'intérieur ce n'étaient que vide et fragilité. La grisaille de son visage calquée sur l' ambiance environnante et dissimulée par une barbe hirsute qui n'avait pas encore subit les outrages du temps estompaient les origines ethniques de ce quidam.

Si la coque n'était guère pleine il m'a fallu beaucoup d'énergie pour arriver à le remettre debout, quelles que soient les prises auxquelles je m'exerçais je ne trouvais que des bourrelets de tissu qui faisaient saillir et rouler ses membres dans ce sarcophage de coton.

Posément, dans des relents de vinasse mal digérée il me glissa au creux de l'oreille qu'il n'avait plus la force de se tenir debout. Les reflux œsophagiques s'accompagnèrent de grognements caverneux issus de son estomac. Ce que je pensais qui allait arriver n'arriva pas, dans un flash de déprime je le voyais me dégueuler dessus me recouvrant d'une liqueur bileuse rosâtre.

Je le délestais de son sac Tati rose et bleu qui devait contenir tout l'héritage de sa désocialisation et qui lui donnait un net balourd sur sa gauche, son bras ainsi libéré vint s'agripper sur mes épaules, il gagnait en stabilité ce que je perdais en assurance.
Bien sûr je ne lui fis pas l'affront de lui demander où il habitait et ne savais quoi faire pour le remettre dans une ligne directrice, devant mon air ahuri et incapable de trouver une solution, il me dit "Déposez moi devant la porte". Nul doute qu'il avait une plus grande expérience que moi pour gérer ce genre de situation. Il avait joint le geste à la parole pour me désigner le pas de porte qu'il avait choisi. Il continua en m'expliquant qu'il lui fallait un peu de repos et de temps pour reprendre ses esprits.

Je l'aidais à s'assoir sur la marche en marbre de carrare de l'entrée d'un immeuble, vraisemblablement ce n'était pas son lieu de villégiature habituel, mais il était de la race des escargots qui en ont tant bavé qu'ils savent rentrer dans leur coquille et attendre des moments plus propices. Quand on fait du porte à porte il faut être précis dans la démarche, aussi il me demanda de l'aider à le caler dans l'encoignure d'un pilier et du battant de la porte en bois, ainsi il serait protégé du vent et le maintien de l'érection du buste favoriserait la digestion de ses amertumes bues à grandes tirées avides.

Je n'avais pas tout dit, ni tout fait, je venais de toucher du doigt la misère sociale, celle ­là même qui m'interpellait quand je la voyais et faisait naitre en moi de grandes théories. Nous avons tous une guenon dans le dos qui nous dévore la nuque, la guenon de ce pauvre type était devenue omniprésente en mon for intérieur.

Arrivé au restaurant je suis allé derechef me laver les mains, je fis mousser le savon tout autant que j'ai pu, mais un lavage de cerveau ne peut se faire en se frottant les mains et en les rinçant à l'eau claire.

Mon fils me racontait avec forces de détails les résultats qu'il obtenait avec les jeunes du quartier qu'il avait en charge. De la méthode pour créer le contact, l'accompagnement pour les amener à se confier, l'aide apporté pour trouver des solutions à leur problématique, et les progrès obtenus. Je percevais au son de sa voix et aux expressions de son visage qu'il avait trouvé sa voie. Il me confirmait sa vocation et sa hâte dès ses études terminées de pouvoir entreprendre sa vie active dans l'établissement qui l'avait accueilli en alternance.

Tout aussi grande que pouvait être ma fierté celle ­ci n'arrivait à percer ce voile de honte qui m'accaparait. Quelque part dans le tout Paris qui ne vous prend pas dans ses bras il y avait un paquet de linge sale que j'avais abandonné devant une porte.

S'il est des jours où Cupidon s'en fout, il en est tout autre pour Destinée fille du Chaos qui inlassablement écrit notre histoire à l'encre de notre sang et de nos larmes.

Lcm

  • OUi. Je vous remercie de l'avoir mis en ligne. Merci pour ce partage et cette générosité, cette sincérité. Merrci

    · Il y a plus de 5 ans ·
    00

    gone

    • J'avais été plus décontenancé que généreux et surtout une prise de conscience différente .

      · Il y a plus de 5 ans ·
      Chainon manquant

      dechainons-nous

  • Merci

    · Il y a plus de 5 ans ·
    1338191980

    unrienlabime

    • Constat circonstanciel de temps et de lieux.

      · Il y a plus de 5 ans ·
      Chainon manquant

      dechainons-nous

  • C’est très bien ressenti ! La désespérance existe et s’oublie dans le mauvais vin. :o))

    · Il y a plus de 5 ans ·
    Photo rv livre

    Hervé Lénervé

    • "Désespérance" pour beaucoup dont le moteur se nourrissait que d'espérance. Que reste t il vraiment quand il ne vous reste plus rien.

      · Il y a plus de 5 ans ·
      Chainon manquant

      dechainons-nous

    • Il reste tjrs qqchose à perdre, ne serait-ce que la vie ! :o))

      · Il y a plus de 5 ans ·
      Photo rv livre

      Hervé Lénervé

    • Exact !

      · Il y a plus de 5 ans ·
      Chainon manquant

      dechainons-nous

  • Je me rappelle ce regard bleu, intense, lorsque j'apportais quelque douceur à ce clochard par un matin glacial. Un si grand merci dans ce regard...Il est des instants comme ça, qui nous marquent à jamais.
    Un texte très émouvant !

    · Il y a plus de 5 ans ·
    Louve blanche

    Louve

    • Oui Louve, c'est le texte de Cape di qui le traduit très bien, ce regard cette misère qui change de dimension quant on la touche de la main.
      Tu utilises le mot "Clochard" qui n'est plus utilisé aujourd'hui et qui avait une autre connotation il y a une cinquantaine d'années, le mot sans abri est devenu cette vraie réalité.

      · Il y a plus de 5 ans ·
      Chainon manquant

      dechainons-nous

    • J'ai utilisé le mot "clochard" parce que justement, c'était vraiment le clochard du temps passé, comme on en voyait dans le métro, les rues de Paris, il y a justement 50 ans. Oui, à présent ce sont des familles qui sont à la rue, des jeunes, alors qu'avant c'étaient des hommes sans âge, abrutis de vin, afin d'avoir une chimérique sensation de chaleur. Dans la petite ville à quelques km de chez moi, il y en a encore deux ou trois, souvent à la même place, et lorsque je vais chez mes amies, je ne les oublie pas...

      · Il y a plus de 5 ans ·
      Louve blanche

      Louve

    • Gamin en passant sur le pont d'Austerlitz ils étaient nombreux à se regrouper , un peu alcoolisés, mais avec un brin de poésie. Vivre à la cloche avait une certaine noblesse. Il n'y avait pas de famille, femmes et enfants.

      · Il y a plus de 5 ans ·
      Chainon manquant

      dechainons-nous

  • Yououououh ! moi je refuse de me balader la nuit dans le ventre de Paris ! je repasserai en plein jour si tu me permets !
    en attendant fais de beaux rêves

    · Il y a plus de 5 ans ·
    Image de femme baroque

    anna-c

    • n'aie pas peur Anna, laisse toi guider.
      En fait le titre est très mal choisi ! à l'origine c'était "pas de porte à louer"

      · Il y a plus de 5 ans ·
      Chainon manquant

      dechainons-nous

    • je reviendrai plus tard
      je dois partir là
      et en sortant de ma maison chaude je vais passer devant les gars du coin de la rue, assis là, avec leur chien……...putain Lechainon merdalors

      · Il y a plus de 5 ans ·
      Image de femme baroque

      anna-c

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