Billets d'humeur - coup de bambou - 5

petisaintleu

C'est une bien triste nouvelle. Je lisais dans La Tribune que le seuil de pauvreté devrait bientôt être revu à la hausse par la Banque mondiale pour passer de 1,24 à 1,90 dollar, dollar par jour, précision qui n'était peut-être pas évidente pour tout le monde. Depuis quinze ans, les spécialistes avait omis de réactualiser leurs statistiques, omettant de tenir compte de l'inflation.

Pour Ái Vân, cela ne changera rien que 148 millions de pauvres la rejoignent. Elle n'a toujours connu, au mieux, qu'un repas par jour, invariablement du riz, fort heureusement accompagné de fruits et de légumes que la nature vietnamienne offre à profusion, măng cụt, long nhãn, sầu riêng ou liseron d'eau. Ainsi, malgré sa cahute au toit de tôle ondulé, le protégeant si peu à la période de la mousson, quand les gouttes grosses comme des pouces tambourinent, elle ne se plaignait pas. Sa maman lui avait raconté comment elle avait connu la faim lors du conflit contre les Khmers rouges. Elle avait échappé à la mort par dénutrition grâce à son oncle qui l'avait recueillie quand elle devint orpheline. À dix ans, il la céda à un maquereau d'Hanoï. Il n'y a que les occidentaux, qui n'ont plus que les vols pour Phuket pour se sentir exister, pour ne pas s'imaginer qu'il ne pleura pas toutes les larmes de son corps pendant trois jours.

Ái Vân a eu plus de chance. Elle put suivre les cours durant toute l'école primaire. Elle n'a donc eu aucun mal à se faire embaucher le jour de son treizième anniversaire dans une usine nouvellement implantée à Kon Tum. Cool Pants y avait bâti une unité de production, fier de promouvoir, dans une communication globalisée, son respect de l'environnement et du commerce équitable. Chaque année, il effectuait d'ailleurs des contrôles sur le terrain, réputés sans concession, pour se porter garant de ses engagements.

Quinze jours avant la visite annoncée de l'audit, les contremaîtres organisèrent des séances pour les y préparer. On prévint les ouvriers qu'il importait que tout se passe pour le mieux et que tout manquement aux réponses préparées d'avance, qu'ils se devaient d'apprendre par cœur, signifierait un renvoi immédiat. Les enfants de moins de douze ans furent remerciés, les Occidentaux imposant leur diktat, se refusant à comprendre que les quinze dollars mensuels rapportés par un bambin de huit ans pour ses soixante heures de travail hebdomadaire n'étaient rien de moins que vitaux pour la famille. La semaine précédant son arrivée, on perçut presque comme un air de vacances. Une brigade fut déléguée au nettoyage de l'atelier, une autre se chargea de le décorer. Trois jours avant, on distribua même des repas avec du bœuf.

Quand l'audit arriva, Ái Vân avait été déléguée à l'accueil et à servir de traductrice auprès de ses camarades. Elle était la plus docile et son patron n'était pas inquiet quand elle reporterait si une réponse ne se conformait pas aux attentes. Dans les travées, les ouvrières, impressionnées et timides, gardaient la tête baissée et elles riaient nerveusement, la main pudiquement placée devant leur bouche. L'étranger ne s'inquiéta pas des teints hâves qu'il croisait. Il mit ça sur le compte des néons qui souvent déforment la réalité. Il proposa qu'ils soient remplacés à terme par des leds qui avaient l'avantage d'être moins consommatrices d'énergie. Il communiqua au patron les coordonnées d'une usine modèle au Cambodge qu'il avait visité.

Comme de bien entendu, on lui montra ce qu'il voulut bien lui montrer et il vit ce qu'il voulut bien voir. Il était un subtil rédacteur et il savait toujours rédiger un compte-rendu suffisamment argumenté pour s'arroger les félicitations de sa direction. Ainsi, tout était pour le mieux dans le meilleur des mondes. Les travailleurs avaient reçu une nouvelle tenue de travail qui tiendrait au moins jusqu'à la prochaine visite, dans un lustre. Mieux encore, on leur servit le lendemain les reliefs de la sauterie.

Le petit voisin d'Ái Vân mourut deux mois plus tard. Il n'avait pas été réintégré à l'usine. Ses parents n'eurent pas les moyens de lui offrir le luxe de se payer un médecin ou des médicaments quand une fièvre s'abattit sur lui. Ái Vân se révolta, suppliant son patron d'aider cette famille. Depuis, elle a été remerciée. Elle survit désormais avec vingt euros, précisons, par mois, au mieux, quand des touristes pris de pitié lui achètent une statuette en bambou.

  • Merci de donner tes beaux mots aux plus humbles. Quand la plume s'escrime, persiste et signe, le fleuret fait mouche et nous touche, ah que s'encroûte et périclite l'infâme, que tombent les taies des yeux. Et je rêve que des consomm'acteurs induisent une donne qui donne du mieux à ceux qui manquent.

    · Il y a plus de 8 ans ·
    Mai2017 223

    fionavanessa

  • La misère se poursuit. Mais, tant que tout cela a lieu bien loin, tout le monde s'en fiche. Surtout quand les "esclaves" travaillent sur les biens de consommation dont les pays riches vont se goinfrer jusqu'à exploser. La seule différence avec avant : c'est que maintenant, chacun sait. Mais, l'indifférence et l'égoïsme prédominent. L'autre n'existe même plus. L'enfer nous pend au nez !

    · Il y a plus de 8 ans ·
    Couv2

    veroniquethery

  • La situation du Vietnam s'améliore."Les indicateurs sociaux, qui se sont nettement améliorés, témoignent du succès que connaît ce pays. Le Vietnam a déjà atteint les Objectifs du Millénaire pour le développement (OMD) pour ce qui est de l’éradication de l’extrême pauvreté et de la faim, ainsi que de l’amélioration de la santé maternelle. Le Vietnam est sur la bonne voie pour atteindre la plupart des autres OMD, puisque sa population bénéficie d’un accès quasi universel à l’éducation primaire, aux soins de santé et à des services de base. Il lui faudra cependant déployer plus d’efforts en ce qui concerne la viabilité environnementale". EXTRAIT d'un article récent.

    · Il y a plus de 8 ans ·
    P1000170 195

    arthur-roubignolle

    • L'inspecteur mène l'enquête ! Bon, disons que ça aurait pu se passer dans un pays limitrophe où il y a quelques années. Enfin, remarque, il paraît que le développement économique des Philippines est exponentiel. Je n'ai rien constaté de nouveau dans le bled de madame.

      · Il y a plus de 8 ans ·
      Cpetitphoto

      petisaintleu

    • Je mène pas l'enquête, allons!

      · Il y a plus de 8 ans ·
      P1000170 195

      arthur-roubignolle

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