Blitzkrieg
aeden
1- Blitzkrieg
Paris, 1h30 – Voyez Jérémie. Sérieusement, c'est là que tout commence, la genèse de toute cette foutue histoire. Qu'est-ce qui compte le plus ? Quand j'ai décidé de quitter Paris, une poignée d'années plus tôt, j'ignorais que tout ça pourrait se terminer de cette façon-là. Simplement, c'était le grand départ, j'étais tellement jeune : je crois qu'on s'est peut-être perdu, quelque part. Cette histoire, c'est la sienne – celle de Jérémie. Quand j'y repense, je le vois encore perché sur le capot de la voiture, ses Marlboros dépassant de la poche de sa chemise : « Où est-ce qu'on va, maintenant ?». J'en avais jamais aucune idée, on se contentait d'augmenter le volume des ondes FM et puis je prenais le volant. C'est vrai, peut-être, que ça ressemblait beaucoup à la liberté, quelque chose comme une grande fuite en avant. Pendant longtemps, c'était tout ce qu'il y avait : le bitume vers l'infini, simplement ça.
Sur une grande affiche à la sortie du métro : « Ils allaient, obscurs, dans la nuit solitaire, à travers l'ombre et à travers les demeures vides et le vain royaume de Pluton... ». J'enfonce plus profondément les écouteurs dans mes oreilles en m'appliquant à ne regarder que le sol, allume une cigarette – la dernière – en repérant la partie obscure de la rue, le bâtiment plus loin. Paris reste la même, combien de temps maintenant ? Je glisse ma main dans ma poche parce que l'hiver est aiguisé, mes doigts se réchauffent rapidement avant de sentir le contact froid de la crosse métallique tout au fond. La crosse du Colt 45, une balle dans la chambre, rien de vraiment dangereux. Je crois que j'avais oublié cette ville, sérieusement, on aurait pu y penser avant de mettre les voiles. C'était rien, c'était monter dans ce train, faire rouler la voiture jusqu'à cet adresse-là, simplement ça. Je ne sais pas, quelque chose comme le vent du large ? Maintenant c'est tout le reste, Paris, le flingue, c'est le bourdonnement sourd dans ma tête et toute cette foutue histoire. Après tout ce temps, je ne me rappelle même pas du jour où je suis parti, j'ai l'impression d'avoir simplement disparu.
Jérémie avait quoi, dix-huit ? Dix-neuf ans peut-être, quand je l'ai retrouvé ce soir-là dans ce bar d'Amsterdam. C'est dans le quartier rouge que tout ça a commencé, j'avais dix-huit ans, peut-être un peu plus et c'était tout ce que j'avais toujours voulu faire. Le dernier soir, au bout de la nuit la plus longue, j'ai retrouvé Jérémie dans un bar inconnu. Dans une arrière-salle miteuse gorgée de poussière, il a partagé son herbe avec moi et je me rappelle que la musique jouait Marshall, un de ses premiers albums, peut-être « The Real Slim Shady». Je ne me rappelle plus vraiment de ce qu'on se disait, ça n'a pas vraiment d'importance : Jérémie était convaincu qu'il fallait reprendre la route. « Apprendre à disparaître » Jérémie disait ; moi, simplement, je pense que je l'ai cru. A l'époque, Jérémie était un type bien je crois, je me souviens qu'elles le trouvaient très séduisant, trop insistant peut-être mais c'était ce qu'on appelait l'urgence de l'âge, quelque chose qui avait à voir avec notre jeune nombre d'années. Il m'apparaît de cette façon : ce môme très mince, le même regard éteint et les yeux bleus, fatigués d'avoir veillé en vain. Jérémie, en ce temps-là, portait des jean's clairs et parlait de rap américain comme s'il venait de Detroit, on passait des heures enfoncés dans les sièges de la voiture à écouter les mêmes titres en boucle encore et encore. Je le revois, le visage fourré dans la capuche de son sweat, ses mèches claires dépassaient par endroit, une cigarette plantée entre les lèvres : la fumée faisait comme un rideau derrière lequel j'essayais d'apercevoir ses traits.
Le Colt, c'est un souvenir. Il y a ces nuits où je le range dans la même poche de ma veste, peut-être simplement pour me faire à l'idée de l'avoir gardé avec moi. Après tout, il n'y a qu'une balle dans le chargeur, j'aurais pu mettre les sept. Il pèse un poids raisonnable pour un tir à quarante, peut-être cinquante mètres. Le contact du métal froid de la crosse – c'est ça, sûrement, qui m'a poussé à le garder. Là, enfoncé dans ma veste, j'ai presque l'impression qu'il a trouvé sa place. Comme ce soir-là, à Londres. Après qu'on se soit perdus, les lumières blafardes des fins de soirée : toutes les hallucinations. J'étais où ? Le cadran cassé de ma montre indiquait quatre heures, j'étais assis-là dans cette ruelle et ce type m'est tombé dessus : après quelques coups, j'ai fini par lui enfoncer la crosse du Colt entre les lèvres. Le regard du type a changé, mon doigt sur la détente et le plaisir certain de le tenir à bout portant. C'est ce soir-là que j'ai pris le train direction Paris. Le Colt est le seule vraie preuve que tout ça, tout ce chaos, a bien existé : je crois que j'ai fini par m'y attacher. Cette nuit-là, c'était la fin du voyage. Partout, les lettres numériques indiquaient « Paris », j'avais ce bourdonnement sourd déjà dans la tête, le jour est apparu au bout d'un couloir avant de disparaître. Quelques heures se sont écoulées, j'étais dans la gare, dans de grands escaliers sombres qui n'en finissaient pas de descendre: c'est Jérémie, je me rappelle, qui m'avait le premier montré le chemin. La lumière entrait parfois soudainement dans la cage et je voyais les grandes lettres jaunes « KEEP CLEAR » inscrites sur les murs. La main sur la rembarre métallique, je me suis contenté de descendre encore. Dehors sur le quai la nuit tombait, le froid passait au travers de ma veste déchirée et j'ai posé ma main sur le Colt. Il n'y avait personne nulle part, je suis monté. Une éternité après ça, le train s'est mis à vibrer avant de démarrer. Derrière le plexiglas froid, la nuit faiblissante laissait entrevoir de vagues paysages noyés dans l'obscurité, quelques ombres – des corps ou d'autres trains fantômes - des bâtisses parfois, dans le lointain : le désert entourant les villes. J'ai posé mes doigts contre la paroi, les vibrations perceptibles amplifiaient à mesure que nous accélérions et je restais les yeux ouverts presque immobile. A ce moment-là, je crois que je savais déjà ce qui allait se passer, l'enchaînement inévitable qu'on avait enclenché. Pourtant, prostré dans ce train, je crois que j'étais convaincu d'une défaillance profonde, comme le cliquettement d'une vis qui se détache, quelque part dans l'immensité mécanique de la machine.
J'ai tiré plusieurs fois avec le Colt. Sérieusement, cette fois-là dans cette supérette où ces types ont essayé de nous braquer : classique. C'est Jérémie, je crois qu'il était là, qui a sorti le flingue. On a failli toucher l'un des deux, je me rappelle. Dans la nuit, les rares passants transformés en ombres se confondent avec les pierres de taille des façades parisiennes. D'une certaine façon, il me semble qu'ils errent dans la ville comme nous avons erré en Europe, quelque chose comme ça. C'est vrai, qu'on a pas mal roulé. Je crois qu'à cause de tout ça, j'ai fini par perdre la notion du temps; parfois, les journées se confondent. Les mots de la grande affiche restent incrustés dans mon crâne, « ils allaient obscurs, à travers les ombres... », alors que le froid s'insinue douloureusement à travers ma veste en me cassant les os. Parfois, de rares enseignes lumineuses viennent briser l'obscurité ambiante, les néons rouges et les halogènes mourants, je les observe un moment comme absorbé par la lumière.
Jérémie demandait sans cesse : « Tu crois toi, que l'ailleurs existe ? ». Après qu'on ait eu l'arme, je veux dire ; il disait sans cesse, en pointant le Colt dans l'air, « tu crois que c'est ce qu'il se passe ? ». C'était la route aussi, tout ce temps qu'on passait dans la voiture, le bout du chemin. Toutes ces endroits où nous nous sommes arrêtés, tout ce temps, nous espérions chaque fois que nous arriverions quelque part, qu'il y aurait quelque chose au bout de cette route-là. Mais tout ça, c'était avant que tout déraille, inévitablement. C'est pour régler ça qu'on est là. Souvent, je reprenais la route seul et je me contentais de regarder l'horizon, ça suffisait: le bitume se déroulait encore et encore. Nous nous enfoncions toujours plus loin, ville après ville, Jérémie disait : plus loin dans la nuit. En réalité, tout ça ne nous aura amené qu'à cette nuit-là en Espagne et puis finalement, ici. Alors oui, je pense que j'ai cru que l'ailleurs existait, qu'il finirait bien par se passer quelque chose, autre chose que ça.
Là, planté devant ce bâtiment, tout ce qui reste, c'est l'idée de vouloir terminer cette histoire de façon juste. A ce stade, je sais déjà que la balle dans la chambre de l'arme doit être tirée. Après tout ça, cette confession, peut-être qu'une forme de justice aura été rendue, j'en sais rien, quelque chose de nécessaire. La liberté ils disaient tous, c'était un labyrinthe permanent. Après Londres, quand Jérémie a finalement disparu, j'ai su ce qu'il me restait à faire; la seule chose à faire. C'est tout ça, le cliquettement dans la machine, la sortie de route. C'est le contact du Colt au fond de ma poche, le bruit sourd dans ma tête. J'ai chargé l'arme et je suis sorti, j'ai passé des heures dans le métro à regarder les stations défiler, je suis descendu arrivant finalement devant le vieux bâtiment. Tout ce temps-là, j'ai eu l'occasion d'y repenser, encore. C'est une façon d'arrêter ça, je pense. C'est la durée de toute cette affaire qui importe. Ici, le temps qu'il me faut maintenant pour monter les quatre étages de l'immeuble par l'escalier de service. Je suis venu trouver Jérémie, c'est lui, la balle dans la chambre du Colt 45. On en est là, une attaque frontale, « Blitzkrieg » il dirait.
JLP, ma joie m'a rendu euphorique et m'a fait oublier les règles de la politesse!
· Il y a plus de 12 ans ·je viens vous féliciter pour votre réussite! c'est une très bonne nouvelle, que je n'avais pas lue, et votre écriture est très belle! un grand bravo donc, en retard, mais sincère!
Karine Géhin
"l'ailleurs"...le principe même de l'écriture.
· Il y a plus de 12 ans ·Flamber la page... "un bidon" des sens, une plume ou un clavier...
sans bal et un mars, et on suit Jérémie la main dans la poche.
Belle écriture Jlp...merci pour le voyage.
sally-helliot