Bloody Mary

polluxlesiak

C'est le François qui a eu l'idée – moi, je ne savais même pas que c'était possible : transformer la vieille grange en "gîte de vacances" pour la louer. L'André lui avait raconté comme ça lui avait rapporté, et puis on avait besoin d'argent pour la mère, parce que sa retraite, ça ne suffirait plus longtemps pour la garder au village et on ne voulait pas la mettre à l'asile de vieux à la ville.

Il avait l'air sûr de son coup, le François; moi, je suis resté au pays mais lui est en ville, et il sait mieux que moi comment on fait des affaires, et puis bon, j'ai toujours eu confiance en ce qu'il décidait, déjà gamins c'est lui qui avait les bonnes idées et moi qui suivais; alors je ne lui ai pas dit que je n'avais pas du tout envie d'avoir des étrangers chez moi, et que l'argent, on pouvait en trouver autrement – en réalité, je ne voyais pas bien comment, mais cette solution-là, c'est la dernière que j'aurais choisie.

On a fait faire les travaux, et le gîte a été prêt au début de l'été.

T'es prêt ? il m'a dit un matin. Parce que ça y est, c'est loué tout le mois, les premiers arrivent dans deux semaines.

Il avait l'air d'un gosse qui a réussi son certificat; moi, j'ai trop rien dit. Je l'ai laissé m'expliquer que c'est lui qui s'occuperait des papiers et de l'argent, et que moi, je n'aurais qu'à leur montrer le gîte quand ils arriveraient, et répondre aux questions s'ils en avaient. Plus il parlait, moins j'avais envie que ça arrive, mais le François, soit il a rien vu, soit il a fait comme si. J'ai dit oui à tout, et je suis parti avec le chien; on a marché jusqu'au soir; je n'avais plus envie de rentrer dans ce qui n'était déjà plus vraiment chez moi.

Ils sont arrivés samedi dernier. Ils étaient sept. Trois jeunes gars et quatre filles, des citadins, je l'ai vu tout de suite à leurs manières, mais à part ça, je me suis dit que je n'aurais sans doute pas eu grand'chose à leur reprocher. Une des filles m'a souri, gentiment, je n'ai pas répondu – je n'ai pas l'habitude de ça. Mais je me rappelle qu'elle était la plus jolie des quatre.

Le dimanche, ils sont partis tôt, avec leurs voitures, je les ai entendus, heureusement que moi et le chien on est levés tôt aussi. Ils sont rentrés au soir, et c'est peu après que la fille, celle qui m'avait souri, est venue toquer à ma porte : "on a un souci avec la trappe de la réserve, vous pouvez venir voir ?".J'étais en train de dîner mais je me suis rappelé que le François m'avait dit que je devais rester "à leur disposition" alors je l'ai suivie. Je leur ai montré comment débloquer la trappe, et puis la fille m'a dit qu'elle s'appelait Marie, et m'a demandé si je voulais boire quelque chose. Et là, je ne sais pas ce qui m'a poussé à dire oui, si vous voulez, c'est pas de refus.

Ensuite je me rappelle pas bien. Je sais qu'ils m'ont resservi plusieurs fois; et c'est vrai que moi, c'est plutôt du petit rouge des côteaux que j'abuse, pas de leurs alcools qui emportent la bouche. Mais je n'ai pas réfléchi, pas assez, et puis il y avait cette fille qui me souriait sans arrêt. Elle me rappelait la Colette, la petite du village du haut que j'avais fréquenté un temps, qui souriait tout le temps; on se serait bien mariés, avec la Colette, mais ses parents n'ont pas voulu de moi pour gendre et je suis resté seul; j'ai arrêté il n'y a pas si longtemps encore d'aller déposer des ex-voto à la chapelle de Notre-Dame-de-Partout; à quoi bon maintenant que j'ai passé les quarante. Tout ça pour dire que son sourire, à cette fille, ça m'avait remué , un peu.

Je suis rentré chez moi la tête prête à exploser, et j'ai sombré dans un sommeil profond.

Lundi matin, ça n'allait pas fort, j'ai mis du temps à émerger. Et puis je me suis souvenu de la soirée passée. Et de la fille qui souriait.

J'avais quelques fromages qui me restaient du marché de vendredi; je me suis dit que je pourrais les leur apporter. Le François ne dirait rien à ça, pour sûr même qu'il serait content : "une bonne initiative !", qu'il dirait.

J'ai traversé la cour et je les ai entendus; ils étaient déjà levés, en tous cas ils faisaient bien du bruit déjà; en m'approchant j'ai entendu qu'ils riaient, c'étaient même des hurlements de rire, par la fenêtre je les ai vus : certains étaient assis, et deux d'entre eux étaient debouts devant les autres, à faire de grands gestes et des grimaces, et tout le monde riait, riait à n'en plus finir. A un moment la fille, la Marie, s'est levée et elle a mimé la démarche d'un ivrogne, à sa main un verre imaginaire qu'elle portait à ses lèvres, et j'ai compris qu'elle se moquait, surtout quand elle a lancé deux ou trois phrases avec un accent ridicule, un de ceux que l'on prête à ceux de la campagne, avec des "r" qui roulent et des mots d'un patois qu'ils inventaient au fur et à mesure, et alors j'ai commencé à comprendre que ce personnage qu'ils jouaient et qui les faisait tant rire, c'était moi, que ces phrases ridiculisées par leur diction caricaturale, c'étaient celles que je leur avais dites la veille au soir, et que mes fromages, je n'allais pas les leur donner, non, pour leur donner une occasion de se moquer encore plus ...

C'est là que je suis allé dans la remise et que j'ai attrapé le fusil.

Le chien m'a regardé, il a espéré un moment que je l'emmène à la chasse, mais il a vite compris. Il a arrêté d'aboyer quand il a entendu les coups de feu dans la grange.

Je viens d'appeler les gendarmes du Breuil. Ils ne devraient plus tarder maintenant.

J'espère juste qu'ils me laisseront emmener le chien.

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