Bribes autobio : 3 secondes
Léo Noël
J'ai encore la tête qui tourne un peu, alors je ne sais pas très bien.
Dans les tribunes, il y a mon père. Pour l'instant je suis sourd. Je ne suis pas inquiet, ça ne va pas durer. Machin, qui était en face de moi ne me regarde même pas, j'essaierai plus tard de lui serrer la main, mais il ne me verra même pas, ou il fera semblant de ne me voir même pas.
Ce matin, c'était la voiture, j'avais mon sac et mes affaires, un peu comme des cahiers de cours, des devoirs à réaliser. Je n'avais pas envie d'y aller. Une compétition de judo, c'est pour moi juste le passage obligé pour avoir une autre couleur à la taille. Guillaume, il croit un peu en moi, il montre les prises aux nouveaux avec moi, et il me dit qu'on voit le travail, que l'entrainement porte ses fruits avec moi. Dans la voiture, je ne me rends compte de rien, je lis un livre fantastique, j'espère que ça ne sera pas trop long. Je joue avec la tâche de gras, sur la vitre de la voiture. En bougeant ma tête, j'arrive à la placer juste sur les lignes électriques au bord de la route. On dirait qu'elle court dessus. Pour un peu plus, je pourrais sortir la tête et faire pendre ma langue.
Alors on est arrivé, et on m'a pesé, on m'a dit que j'étais dans telle catégorie, et que j'allais affronter Machin. Machin est un peu plus grand que moi, il a une ceinture verte, alors que la mienne est verte aussi, mais orange aussi. J'ai pas eu ma verte parce que j'avais pas fait de compétition, alors on m'a donné une demi-ceinture.
C'est assez logique comme histoire, ça se tient bien. Il y a une sorte de cohérence qui s'installe toute seule, parfois, dans la vie.
Alors Guillaume m'encourage avant de monter sur le tatami. Moi je n'aime pas vraiment ça, mais je me dis qu'il vaut mieux pas que les gens le sachent. Mon père est barbu, et il me regarde attentivement. Il n'a pas dit grand chose ce matin. Il sait bien que ça ne me plait pas, mais il a bon espoir. Les pères font ça souvent : ils croient que leurs enfants peuvent être des génies de quelque chose. Il m'avait assis à un piano, et m'avais demandé de jouer un morceau de jazz, qu'il avait lancé sur le tourne-disque. J'avais 7 ans, et je n'étais pas un génie de la musique. Aujourd'hui j'ai 27 ans, et il m'envoie des adresses d'éditeurs pour mes textes. Il me plait bien mon père. Il est barbu. Maintenant, il est barbu blanc, et il s'appelle Noël, mon père. C'est marrant. Pour l'écriture, c'est vrai que je manque de confiance en moi, mais pour le judo, je peux dire que je savais parfaitement comment tout cela allait finir.
Le son est revenu, ça crie un peu partout. Heureusement, il n'y a pas qu'un seul tatami, il y a d'autres combats, peut-être que le public regarde ailleurs. Peut-être même qu'il n'a pas eu le temps de voir.
Je me suis approché de Machin, j'avais le sourire aux lèvres, pour lui dire par avance qu'il ne m'impressionnait pas du tout. Non, vraiment pas. Je le jure. Et puis j'étais détendu, évidemment. J'ai attrappé son kimono lentement. Ses mains ont tiré tellement fort sur le mien que mon col a frotté sur mon cou et m'a laissé une grosse trace rouge. On n'avait pas encore bougé. J'ai renforcé ma prise. J'étais en train de lui dire : "hey ! p'tit gars, chuis du genre dur à bouillir moi" (on peux pas tellement dire cuire, parce que c'est pas assez précis, voyez ?).
Adjimé. Si vous connaissez pas le japonais, ça signifie "commencez". C'est l'arbitre qui a dit ça.
Je tire sur le kimono vers moi, juste assez pour perdre mon propre équilibre. Machin fait un pas en avant, je vais tomber sur les fesses.
1 seconde.
Tomber sur les fesses, ça fait "coca", c'est pas une boisson, c'est comme ça qu'on dit pour une chute qui fait 3 points. Sur le ventre ou le coté, c'est 5 points, je sais plus comment on dit. Et puis "Ippon", c'est le top, le combat s'arrête direct quand on a réussi à faire chuter l'adversaire sur le dos.
Machin, un "coca", ça l'interesse pas. Il a pas soif. Alors il me tire vers le haut. Comme je lutte, c'est facile, je me sens revenir sur mes deux jambes.
2 secondes.
J'ai du être rassuré un moment, j'imagine, je me souviens pas trop, et puis Guillaume s'est mis à rigoler tellement fort que je n'arrive pas à me concentrer. Mes pieds ont retrouvé l'équilibre un instant, puis ils ont décollé, en continuant le chemin dans la même direction. Quelle sensation, je n'étais plus que de l'air, léger, comme un tapis arabe, j'ai vu les néons au plafond, j'ai vu les jambes de l'arbitre, j'ai vu mon barbu de père qui joue les furtifs. Puis sûrement que mon corps a touché le sol, puisque c'est là que je me retrouve maintenant. Un coup d'oeil sur le chrono.
3 secondes.
Bien arrêté le chrono. Ippon dans ta gueule.
Ben voilà. Je fais du kung-fu maintenant...
(j'ai coché la case "contenu adulte" afin de faire des statistiques sur le métier d'écrivain et l'intérêt pour le sexe... le chiffres ne mentent pas !)
Moi c'était le foot et un père avec un petit bouc impassible ... Des courses dans tous les sens, des suées, des cris et des odeurs de merguez et de gitanes sur le bord des terrains. Peut-être qu'il y a une corrélation secrète entre les carrières sportives avortées et l'écriture ;)
· Il y a presque 13 ans ·J'avais pas vu la mention spéciale adultes, je trouvais juste le titre rigolo et accrocheur. Je confirme c'est rigolo et accrocheur... et même un peu plus que ça ;)
jones
bien jouer Léo ! Mais surtout j'aime ton histoire d'enfance et tout se qui se passe dans la tête avant d'aller "au combat"
· Il y a presque 13 ans ·Manou Damaye
Ahlàlà .... ça me rappelle quelque chose de terriblement familier (mais je suis déçue quand même un peu.... alors vraiment, pas de sexe ...????)
· Il y a presque 13 ans ·junon
+1 pour tes stats ! Je connais cette histoire, c'est la mienne, sauf que mon père est seulement moustachu !
· Il y a presque 13 ans ·darklulu