Cachalot

petisaintleu

Le volume total des mers et des océans représente 1,346 milliard de kilomètres cubes. En supposant que vous soyez une famille américaine de quatre personnes, vous disposeriez d'une réserve afin de vous désaltérer, après désalinisation, pour cent-cinquante-trois mille milliards d'années. J'ai négligé l'eau douce. Je ne méprise pas la tanche, le gardon ou le piranha. Toutefois, elle ne pèse rien, à peine 2 % du total.

Vous voilà bien rêveurs ! Les photos prises de l'espace envahissent votre imaginaire. Jamais la planète bleue n'a aussi bien porté son nom. Et pourtant, elle n'est que broutille face au tellurique, 0,023 % de la masse de Gaïa. Une nouvelle théorie de la relativité vous assaille, vous qui jusqu'à ce jour aviez la tête dans les étoiles, fascinés des distances intergalactiques. Calmez-vous et remettez les pieds sur Terre.

Moi, ce que j'affectionne, ce sont les abimes marins. Je me fais bradycardiaque, je retiens mon souffle et mes poumons viennent écraser ma cage thoracique. Je ne suis cependant pas un héros. Au deçà des six mille mètres, l'obscurité de la zone hadale masque des monstres, rejetons de cauchemars lovecraftiens. Comment résister à onze mille atmosphères, une tonne par centimètre carré ? Ces gueules cassées sont peut-être heureuses, loin des révolutions qui souvent ne tournent pas très rond.

Quelle est ma lutte ? À la fin du Secondaire, un rescapé eut la bravoure de se jeter à l'eau. Un Léviathan terrestre battit en retraite face à la désolation et préféra la solitude liquide. Ce n'est pas que mon environnement fût vide. Il me fallut comprendre que la densité avait changé. Je découvris de nouvelles voix de communication qui me rapprochèrent de mes congénères transocéaniques. Je m'opposai à des géants désarticulés, se ventousant dans un combat abyssal en me toisant d'un regard titanesque.

Être le roi est un leurre éphémère. En un siècle, un souffle, le cachalot descendit de son piédestal atlantique et pacifique. Il est impossible de nier la courageuse inconscience des marins qui affrontèrent les colosses. Mais ce n'était pas irréalisable. Si une nuée de rats vous sautait au visage, ne seriez-vous pas saisi d'une terreur incommensurable ? Nous étions égaux. Combien de fois ai-je envoyé par le fond des chasseurs du Massachussetts, survivants des tempêtes du cap Horn, dont le harpon, acéré telles les dents d'un squalelet féroce, voulait me faire la peau ?

Nous rentrâmes dans l'ère moderne. Des scientifiques nippons jugèrent utile de contourner les moratoires, abandonnant nos monceaux de chair sur les étals de Kyoto ou d'Osaka. Les traditions perduraient, les vrais ennemis demeuraient invisibles. Des cousins métalliques se mirent à nous côtoyer. Ce ne sont pas leurs formes fuselées qui nous dupèrent. Nous succombâmes aux champs magnétiques de ces ersatz de sirènes, échouant à distinguer leurs vocalises de faussaires. Pire encore, victimes de notre gourmandise et de notre positionnement en haut de la chaîne alimentaire, nous fûmes plastifiés, de la Corse à Clipperton.

Je sais que des humains montent à l'assaut dans le but de nous sauvegarder. J'en ai croisé au large de la Nouvelle-Zélande, juchés sur leurs frêles Zodiac, David s'escrimant à stopper des Goliath, écumeurs de mort. Je crains que vous n'ayez pas le dernier mot. Souvenez-vous. Nous ne sommes que quelques moles diluées dans l'immensité. Savez-vous que six grammes d'uranium contiennent cent-trente-quatre-mille-milliards de milliards d'atomes ? Laissez-les faire. D'ici peu, tout implosera.

Je n'ai pas votre intelligence. J'ignore si nous serons les plus puissants et si nous trouverons toujours les solutions afin de rebondir. Je suis une force tranquille et optimiste. Nous renaîtrons, sous une autre apparence, ailleurs. En votre absence, nous évoluerons bêtement sans nous soucier de lendemains qui déchantent.

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