Ce que les grandes choses ne disent pas. Fragment quatrième.

thib

Photographie Vincent Descotils.


Son idée, l'homme la garda pour lui jusqu'au lendemain. Il se présenta à l'endroit le matin, avant l'aube, dans son doublet de fourrure où il avait le volume d'un bœuf. La Longeau avait été dans sa jeunesse une ferme trapue assise au milieu des bois. Mais les sentiers pour mener aux prés et pâtures s'étaient perdus dans l'entêtement des racines et des feuilles, et les toits des pièces de vie avaient fini par s'effondrer doucement jusqu'à ne plus savoir se redresser. La vieillesse et les insectes avaient grignoté le bois, le ciment, les muscles. Seules la grange et l'étable étaient restées debout, si bien qu'on avait, en arrivant, de la vie à droite, et puis à gauche, et devant seulement de vieux os avec une mémoire.

               

Les autres avaient aménagé un peu selon leur propre usage on le voyait bien. C'était étripé de branches et de troncs taillés qui faisaient mine de barrer le chemin. Il y avait dehors un feu, et serrés contre lui à s'en gratter le menton, deux hommes avec l'arme au dos. A peine de fenêtres, mais celles qu'on ne pouvait pas voir c'était sans doute du fait qu'elles s'ouvraient principalement sur du sommeil sans lumière. Les autres rougeoyaient vaguement comme des braises à refroidir. Alentours, ce n'était que des chênes verts et pubescents qui parlaient leur langue de cétacés et, à mesure que derrière le vieux domaine on gagnait les montagnes, des pins austères aux grandes ailes noires.

               

Çà et là on reconnaissait des premières neiges qui survivaient dans les creux, mais le grand froid avait tout pris à force de polir le ciel et le silence craquait. Dans l'obscurité il semblait même que la voix de la terre endormie résonnait encore sous les branches. C'est dans un moment comme ça qu'il était monté, Saint-Jean Collinet, dit Sauval, le Maçon. Il s'était avancé vers les hommes, qui l'avaient regardé venir sans bouger. On voyait bien que c'était régulier, sans artifices ni violence et que de toute façon, comme ça faisait solide avec ses deux mètres carrés de détermination, mieux valait laisser approcher. Quelque chose d'important.


« Halte !... » Avait malgré tout crié le plus grand des deux. Il l'avait crié après le premier pas que le Maçon avait lancé derrière la lumière du feu, si bien qu'ils le voyaient en plein. Les mains étaient bien vides. On entendit du bruit sur la droite, c'étaient d'autres qui se réveillaient subitement et cherchaient leurs cartouches.

« — C'est de qui ? continua le même.

—     Calme… Vous avez l'œil d'une taupe à croire que je viens sans paix. Tout c'que j'ai c'est là. C'est pour l'affaire, il avait répondu en continuant d'avancer. Je viens parler et je veux qu'on m'écoute. Mais toi, tu t'tiens devant la lune et je voudrais que tu te sauves un peu que ce soit pour qui je suis venu. »

 

Le nom de celui qui menait tous ces maquignards, il se l'était fait dire à l'Auberge. On racontait qu'il rançonnait aussi les routes pour faire un compte plus large. Le maire pensait que ça lui était venu de ne plus rien craindre, qu'il avait eu petit à petit la tête comme un poing d'homme et pas plus.


«  Il fallait pourtant le voir, encore à deux étés de ça. Peu d'hommes pêchent à la main dans les torrents. C'est trop vif, on est déjà bien occupés de jambe et de corps à rester debout, contre l'eau, alors à y chercher l'écaille… on n'a rien le temps de voir, on ne peut pas avec les yeux parce que tout le torrent est un poisson, un immense poisson qui broie du fer sous lui et qui charrie de pierres, et l'eau et le poisson pour la pupille c'est tout pareil, il faut sentir. Lui il revenait la bourriche qui dégueulait. Et le sourire allait avec. On dit aussi que sa fille est là-haut, dans ses côtés, et c'est pour ça que pas un homme ne l'a connue.»

 

L'idée du Maçon, ç'avait été de d'abord rencontrer l'homme. Comme ça, simplement, les yeux et les yeux, comme la main et la main, pour savoir. Ensuite, il ne restait qu'à aviser bien promptement pour surprendre l'équilibre de l'autre. Et de sa vie bien souvent ces choses lui étaient venues quand il fallait les faire. C'était mieux. Trop tôt, on se creusait à faire tourner les sangs ; trop tard et c'était retomber dans les commencements.

 

« — T'es sourd ou quoi de l'esgourde ? Je viens voir Bordier. Mène-moi. Les autres vous pouvez aller aux graines, au pain ou aux dames, ça m'fait la même jambe.

—Tu crois sans doute que t'es le premier à lui demander, à Bordier ? On aimerait juger si tu permets que t'as vraiment à lui en causer à lui avant, histoire de se prémunir des farces et de garder notre compte.

—Ton compte tu vas vite l'avoir si tu continues à m'ébouriffer les yeux, avait menacé Saint-Jean. Tu vas juger quoi, avec tes mots, fripouille ? L'ours qui portait la fourrure ? Si j'ai un couteau, dans la poche, dans l'œil ou le sabot ? Qu'est-ce que tu vas faire ? »

               

Et il continuait d'avancer, avec le grondement. C'était ça, surtout, qui tenait les deux. D'abord le lacet de la voix, et puis ces pupilles de ferraille qui les serraient dans leur étau. Mais surtout cette grande masse dans laquelle on entendait la force qui attendait, calme, presque froide, qu'on lui lâche la bride pour de bon. Le Maçon arrivait auprès d'eux quand les baraques se vidèrent brusquement. Ça n'avait pas été bien long ; le temps d'enfiler le pantalon, la veste et d'attraper le fusil et les cartouches, mais c'est qu'ils étaient nombreux et s'étaient bousculés aussi. Le bruit rompit l'enchantement. Ou bien c'est le pouvoir du nombre ; on ne sut guère. Les deux du feu saisirent leur arme et firent avec les autres un croissant devant l'homme. Saint-Jean s'arrêta. Les pâtisseries, faut laisser un peu la pâte toute seule, c'est bien meilleur après qu'elles se soient bien étirées, léchées, bien arrondies de muscles tout élastiques.

               

Il y eût à ce moment un silence tout blanc qui flotta sur la neige. Et puis quelqu'un brisa le moule sur la droite et marcha jusqu'à lui. Un second le suivait et restait dans son ombre. 


  • ... à suivre....

    · Il y a plus de 7 ans ·
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    Maud Garnier

  • Un rythme et une écriture… ensorcelants

    · Il y a plus de 7 ans ·
    Avatar

    nyckie-alause

    • Merci

      · Il y a plus de 7 ans ·
      Vie1

      thib

  • Je reste suspendue à la suite. J'attends :)

    · Il y a plus de 7 ans ·
    Ananas

    carouille

    • On y travaille, mais par manque de temps les délais sont longs. Merci de ta fidélité Carouille.

      · Il y a plus de 7 ans ·
      Vie1

      thib

  • Peu d'hommes pêchent à la main dans les torrents. C'est trop vif, on est déjà bien occupés de jambe et de corps à rester debout, contre l'eau, alors à y chercher l'écaille…TOP ! et d'autres lignes aussi...

    · Il y a plus de 7 ans ·
    Philippe effect betty

    effect

    • Ah j'aime que tu trouves ça top. C'est un des grands petits plaisirs. M'ci monsieur.

      · Il y a plus de 7 ans ·
      Vie1

      thib

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