Ce qu'il y a sous le regard.
austylonoir
Et alors, j'avais compris. Il me passait un afflux d'émotions dans chaque parcelle de corps, et jusque dans le dessous de la peau ; nerfs et veines soudain submergés d'un trop-plein d'énergie, quelque chose qui perçait à travers mes yeux plissés comme un faisceau lumineux, comme une flèche adroite et sans pitié. À l'instant, je me terrifiais de moi-même. Cette clarté de vision était une chose terrible, elle me montrait ce que les yeux ne pouvaient voir. C'était un voile levé sur le secret qui d'entre les secrets était le mieux tenu, c'était l'âme mise à nue dans sa laideur et sa beauté, dans ses désirs, ses faiblesses et ses aspérités. La sensation était celle d'une ville – non d'un empire – dont toutes les avenues m'étaient brusquement révélées, je percevais à la fois l'ensemble et le détail, saisissait les connections, et alors, ah alors : oui tout avait un sens. Et un seul.
Je prenais la mesure du client devant moi, qu'elle était son histoire, qu'elle avait été sa marche jusqu'à ce qu'il était devenu aujourd'hui? Mon esprit s'agitait, lisait les indices qu'inconsciemment nous laissions tous traîner à l'adresse des autres, et qu'inconsciemment aussi nous enfouissions en nous-mêmes, pour ensuite filtrer ceux d'entre les gens que nous aimions, ceux que nous n'aimions pas et ceux qui nous étaient indifférents. Et je me demandais, quelles étaient les blessures de celui-là?
Car il y avait une contradiction chez cet homme de la quarantaine. Sa nature profonde était de se projeter vers les gens avec l'enthousiasme des enfants qui veulent et désirent, c'est-à-dire avec l'égoïsme le plus abouti. À sa façon de parcourir le menu de notre fast-food, je percevais une intelligence froide et calculée, l'attitude d'un homme qui a épuisé sa vie dans la contemplation physique des hommes et choses, au point d'en avoir saisi les lignes les plus superficielles, celles qui ne demandaient pas à creuser trop loin sous l'épiderme. D'ailleurs il n'aimait pas ça : creuser sous l'épiderme. Il laissait ça aux romantiques et aux penseurs, lui n'avait que le souci de l'immédiat et du concret; du plaisir, et bien sûr, le plus intense, le meilleure.
Alors quand ses yeux se sont posés sur les miens, j'ai tout de suite saisi cette étrange émotion qui lui perlait au bout de l'oeil et qui dépassait malgré lui. Comme l'envie de répandre de l'affection. Je lui ai souri et dans le sourire qu'il m'a rendu, j'ai senti qu'à l'intérieur c'était encore un peu mouillé.
Qu'était-ce?
Salut, il m'a dit sur le ton chaleureux mais détaché des séducteurs et des commerçants : il est comment votre chicken burger? Je l'ai observé plus en détail, barbe naissante, chemise parfaitement ajustée et pantalon porté élégamment. Il est très bon, j'ai répondu sans grande inspiration. Ce n'étais pas la réponse qu'il attendait et je le savais. Il était un homme de goût et je ne l'étais pas. Il voulait entendre les nom des épices, se les passer délicatement sur la langue. Je me contentais pour ma part d'avaler sans grande distinction, le bon comme le suffisant.
Mais je ne comprenais toujours pas.
J'ai pris sa commande et pendant que je passais son poulet à la plaque, ma mémoire qui toute ma vie ne s'était employée qu'à une seule chose, retenir l'histoire des hommes et des femmes, était maintenant à rechercher un indice, une intuition qui lui permettrait de faire entrer le particulier dans un plus large universel. Plus je tâtais du souvenir, plus je sentais mon étreinte le cerner de plus près, il n'avait aucune retraite possible, ce n'était qu'une question de temps.
La sonnette à l'entrée m'a surpris dans ma rêverie, et j'en suis sorti avec un sursaut intérieur ; une famille avec des enfants bruyants venait d'entrer dans le restaurant. Ça y est, je savais. Et c'était un frémissement intense.
En retournant à la caisse, j'ai plongé tout entier dans son désarroi. Je voyais sa grande tragédie : une fille séduite à la ruse, à la tromperie et à la séduction ; l'histoire d'un moment. Et puis, je voyais l'enfant qui survenait et avec lui un sentiment nouveau. Pour un homme qui avait toujours éteint les sentiments à leurs premières étincelles, la vue d'un enfant tenu entre les bras d'une infirmière et qui vous dit : voici votre fils, cette découverte soudaine d'un sous-pli du cœur était une expérience heureuse mais traumatisante, et je le voyais pleurer, sans retenue. Ensuite, il s'était déversé de lui et en lui un torrent d'amour qui refusait d'être contenu. Ça avait était beau, ça l'a toujours été. Ce lien qui était effroyable par sa force semblait presque comme une menace à qui voudrait le rompre.
_ Merci, il a dit en me posant une main sur l'épaule.
Je l'ai suivi du regard en observant un être pensif qui à l'ordinaire était des plus alertes, vif et sûr de ses sens. Je n'en doutais pas. Tandis que je prenais la commande de la famille bruyante et joyeuse, je l'achevais en quelques coups d'oeil rapides. Un divorce et une garde disputée, c'était donc ça. Et la peur de perdre un fils ou une fille entre les mains d'une femme qu'il n'a jamais vraiment aimé, non qu'il n'ait jamais essayé, simplement il n'en était pas vraiment capable.
J'ai soudain pris conscience de mon propre souffle saccadé et pénible. Encore une fois j'avais reproduit son émotion dans mon âme, d'abord pour bien me l'approprier et ensuite pour la tourner et retourner jusqu'à en saisir toute l'épaisseur.
Après avoir servi tout le monde, je me suis assis en face de lui, en lui donnant l'occasion de m'offrir un geste amical de la main. Le goût du basilique est fantastique, ça me rappelle mes vacances en Italie. Et il sombrait à nouveau dans une demie-dépression. Cet enfant coincé entre l'incertain et le futur l'arrachait à sa rationalité et le propulsait dans un endroit où s'affichaient des faiblesses ; on y parlait valeurs et sentiments. Il haïssait ce langage, c'était le langage des faibles et des femmes, et lui il n'était pas un faible et encore moins une femme.
Je l'ai approché : je vous sens un poids sur le cœur. C'était à la fois la pire et la meilleure chose à lui dire ; il hésitait entre deux pôles tiré tantôt par l'un et tantôt par l'autre, puis cédant finalement à la faible inclinaison, il s'est mis deux mains derrière la tête et a dit : je ne veux pas perdre mon fils. Elle peut se casser si elle veut, crois-moi, ça ne me fera rien. Mais si elle prend mon fils... Et il laissait le silence combler d'une lourde imagination, ce qu'il ferait dans ce cas.
L'erreur aurait été cependant de confondre l'histoire de la vérité avec la vérité elle-même, car l'histoire était souvent écrite selon un point de vue, ce qui en faisait naturellement un mensonge. À ces deux uniques exceptions, lorsqu'un homme dépassait les émotions couvrant sa raison pour retracer froidement le cours des choses, tout en lisant dans les récits rapportés les faits que la logique avait relié et ceux que seul un sentiment égaré avait fait paraître parents. Et l'autre cas était celui d'un homme inverse, terriblement froid qui plus tard aurait grandi dans le sentiment pour connaître parfaitement la ruse et la folie des gens. Et je me demandais quelle était l'histoire de cette femme absente. Quelle était sa part de faute? Où était-elle victime? Et mieux encore, où étaient-ils tous les deux martyrs de leurs différentes perspectives?
Derrière la vitre, les rayons sortis affaiblis d'entre les nuages faisaient de cet instant, un jour tout bizarre.
C'est fou ce que me fait ton écriture chaque fois. Tu saisis tellement de choses, c'est toujours beau, vif et poetique. Je relis souvent tes textes et je ne m'en lasse pas !
· Il y a environ 8 ans ·parismrs
Si je ne trompes pas, et je ne penses pas me tromper, c'est parce qu'on a une façon d'être qui est très semblable (et je mettrais peut-être Hel aussi là-dedans mais pas de façon aussi certaine). En fait, ce qu'on essaye de faire dans nos écritures c'est principalement de recréer des émotions ou des atmosphères en cherchant les mots plus justes et qui sonnent comme étant les plus authentiques. Et comme c'est un processus lent, minutieux et interne, c'est plus facile pour nous de le faire à l'écrit qu'à l'oral, ce qui signifie que probablement dans la vie, tu es plus souvent à l'écoute qu'en train de parler et qu'au moment de parler, surtout en situation stressante, tu trébuches dans tes mots et tes idées! : )
· Il y a environ 8 ans ·austylonoir
En effet :-) et c'est vrai aussi que j'aime particulièrement l' écriture de Hel et depuis le début et oui je ne suis pas une grande bavarde.
· Il y a environ 8 ans ·En plus d’apprécier vraiment ton écriture, je comprends réellement ce que tu dis dans tes textes et la sensibilité qui s'en dégage, parce que ce que tu fais, c'est subtil et brute à la fois
parismrs
Un petit côté Paul Auster dans votre écriture...
· Il y a environ 8 ans ·voda
Honnêtement je ne l'ai jamais lu, mais après avoir parcouru rapidement des éléments de sa vie je comprends très bien pourquoi. Merci en tout cas : )
· Il y a environ 8 ans ·austylonoir
Beau ton texte, et dérangeant, un peu. aussi bien comprendre les gens, ce doit être passionnant, mais toutes ces émotions, toutes ces blessures ressenties avec une telle empathie, ça doit être un sacré poids à porter sur les épaules. ton écriture est toujours aussi belle.
· Il y a environ 8 ans ·carouille
Le secret c'est de parfois taire un peu l'empathie pour chercher à mieux comprendre le sentiment : ) Autrement on est soi-même entraîné dans cette logique qui peut être belle, mais souvent absurde. J'ai un peu le même sentiment par rapport à ce texte, merci encore une fois ! : )
· Il y a environ 8 ans ·austylonoir