CHANGE-MOI MA VIE

Julie Ormancey

Mon passé n'existe pas. Je ne suis née que dès mes valises posées au 245 East 73rd Street, sur l'île de tous les rêves, de tous les absolus et de tous les possibles, Manhattan. 


Il est de ces villes, de ces quartiers qui vous appellent de très loin, et souvent très tôt. Moi, la petite française, je ne me suis jamais sentie autre que naturellement New-Yorkaise. Je n'ai jamais aimé que le jazz et je m'ennuie vite. 


Voilà maintenant 3 ans que j'ai le sourire de dire que j'habite ici, que je foule ces rues avec le même plaisir chaque jour, parce que pour la première fois, il y a un endroit sur terre où je me sens chez moi. 


Nous sommes en Septembre et les nuits dissipées de l'été commencent à s'estomper. Nous sommes un jeudi et je les déteste. Des jours coincés entre ceux qui nous font avancer. Les jeudis sont pour moi aussi inutiles que les excuses que l'on distribue pour ne pas blesser ceux qu'on quitte. 


J'étais anxieuse, attendue, et surtout très en retard. Il m'attendait entre deux rendez-vous au Starbucks de la 7ème Avenue, il voulait me parler. Il était analyste financier, tout ce que je ne serai jamais. Les chiffres ont toujours été pour moi des étrangers. Il m'avait séduite peu avant l'été mais ses déplacements ne nous avaient pas laissé beaucoup de temps. Et surtout, déstabilisée par mon manque de discernement, je n'avais pas osé lui avouer que j'attendais d'une histoire qu'elle soit grande, tendre, et provocante.


À mon arrivée tardive, et non plus attendue, il n'était plus là. Je trouvais sur la seule table vide son habituel Mocha au Soja, parce que le lait “ c'est mauvais pour la santé ” . Et juste en dessous de son prénom gribouillé par des employés pressés, un simple “ Je suis désolé ”. Je jetais son gobelet avec la rage de celles que l'on abandonne avant de sérieusement les aimer. Il n'avait vu que la bande annonce, mais n'irait pas en salle. 


Je décidais de marcher. Je n'étais pressée que par lui, que pour le retrouver, alors à quoi bon désormais. J'errais dans les rues avec la haine au fond des larmes. Chaque couple qui croisait ma route n'était que des terroristes en flagrant délit de propagande certifiée. On nous survend l'amour comme l'accessoire obligatoire d'un avenir enchanté. 


Je retournais m'engouffrer au Seven en espérant une place de libre au bar. Ma journée ne pouvait pas mourir sur ça. Un Chardonnay s'il vous plait. Et me voilà, à 32 ans, minable devant un verre de blanc à l'heure d'un 5 à 7 que je ne vivrai pas. Au troisième verre désespéré, j'abandonnais l'idée de l'appeler pour l'insulter, lui dire qu'il n'est qu'un lâche, qu'un minable, qu'un raté. Moi qui n'ai même pas pu le gifler.  


Alors que dans ma tête se jouait en boucle une Traviata démembrée, je sentis un profond choc dans mon dos. Je me retournais, un homme qui, n'ayant pas pris la peine de faire attention à ses coudes en traversant le restaurant, n'a bien sur pas pris le soin de s'excuser. Visiblement, ce jeudi ne m'en avait pas déjà assez fait.


     -   Tous des cons aujourd'hui en fait ! me mis-je à crier 


Sans attendre de savoir si mon message avait bien atteint sa cible, je jetais mes 20 $ sur le comptoir et m'empressais de quitter ce lieu qui lui non plus, ne voulait décidément pas de moi ce jour-là. Je m'arrêtais sur le trottoir, allumais une cigarette en maudissant le temps qui commençait à tourner. Il reste quoi pour classer cette journée de celles à enterrer ???


     -   Je suis désolé... une voix derrière moi

     -   Ah non pas ça ! J'ai eu ma dose avec les désolés !


Je tournais la tête et c'était lui. Cet inconnu bousculeur me resservait le même couteau qui, quelques heures avant, m'avait déjà poignardée. 


     -  Votre dose ? me demanda-t'il l'air inquiet


     -  Pardon... Pardon pour avoir crié à l'intérieur tout à l'heure,      mais... c'est ... c'est vraiment pas ma journée. lui dis-je l'air embarrassée

     -  Je suis sûr qu'elle n'est pas terminée... Vous savez dans cette ville, tout peut arriver. Et puis... quand on est si belle, on n'a pas le droit de désespérer. dit-il avec un sourire tendre

     -  Ecoutez.. c'est gentil... mais... je n'ai vraiment pas le cœur à ça... On vient de me quitter sur un gobelet ! Bon... Je ferai mieux de m'en aller... Au revoir.


Je lui tournais les talons sans me retourner. Bien qu'il fût beau, terriblement beau, bien qu'il ne fût pas si terrible et pas si mal élevé. 


La pluie commençait à tomber, à inonder mon cœur déjà suffisamment noyé. J'avalais les mètres en vitesse jusqu'à refermer sur moi cette porte dont je savais qu'elle me protègerait. Ici, chez moi, rien ne pourrait plus m'arriver. 


Je ne dormais pas. Il y a de ces sommeils que l'on n'attrape pas. Je repensais à ces trente années d'espoirs empilés, à chaque rencontre, chaque baiser, chaque étreinte que j'espérais fidèle et démesurée. Tous ces amours disparus, où sont-ils aujourd'hui ? Que sont-ils devenus ? 


Je me réveillais embrumée après seulement quelques heures, je décidais que prendre un peu l'air serait la meilleure chose à faire. Un carnet en poche, Central Park m'aiderait peut-être à finir mon article.  


Seule sur un banc, je regardais les gens. Ils étaient si nombreux, si différents, des vieux, des jeunes, des vieux qui faisaient jeunes, et inversement. Des gens qui, pour la plupart, semblaient vivre. Animés par cette force de l'instant, ce génie inconscient de savoir exister. 


     -   Je savais que je vous retrouverai... une voix derrière moi


Je tourne la tête et à nouveau, il était là. Ce superbe inconnu à qui j'avais laissé mon désir de fuite la veille, de qui je n'avais même pas remarqué son irrésistible accent anglais, ni ses yeux bleus, capables et certainement déjà coupables d'infliger de terribles bleus à l'âme. Il s'assoit près de moi. Je n'ose pas le regarder. Je le sens détendu, presque trop décontracté. 


    -   Je vous avais dit qu'ici, tout pouvait arriver... Me dit-il en souriant.

      -   Le tout n'est pas forcément le mieux. Lui dis-je l'air distant.

    -   Oh oui, très certainement ! Dit-il en riant. Mais pour ma part, c'est un très joli hasard.


Je souriais, à demi, parce que qu'il était beau, parce qu'on semblait parler la même langue, et que depuis Babel et ma naissance, communiquer était devenu très compliqué. Il reprend la parole.


  -   J'ai beaucoup pensé à vous depuis hier. J'ai beaucoup pensé à vous depuis toujours. Vous savez, pour être franc, je ne crois pas au hasard. Einstein disait que c'était la manière qu'avait trouvé Dieu pour rester anonyme. Et il avait raison. Les femmes se ressemblent tellement, les hommes aussi d'ailleurs, et je me suis toujours senti différent. Il regarde un couple qui marche devant nous. Regardez ceux-là... Je ne leur donne pas deux mois. Elle découvrira dans quelques semaines qu'il n'aime pas sa musique, ni les films qu'ils vont voir ensemble, elle croira que c'est de sa faute à elle, alors elle lui laissera plus de place, mais ça ne marchera pas. Ils ne se comprendront pas. 


Je le dévisageais avec le sentiment qu'effectivement, il était bien différent. Je regardais sa bouche en me demandant si ses baisers étaient aussi ourlés qu'elle. Je regardais ses mains, grandes et fines, je les imaginais sur mon cou, sur mes hanches, je les imaginais partout. Pour ne pas me trahir, je désignais un autre couple, je lui demandais :


      -   Et ceux-là, qu'en pensez-vous ?

     -   Ceux-là ? Je ne leur donne pas trois jours ! Dit-il en riant. Il est marié, et elle ne l'a pas remarqué ! Il l'amène à Central Park à l'heure du déjeuner en espérant qu'elle s'offre à lui après deux verres en tout début d'après-midi ! Il est sûr qu'ici, personne de son entourage ne les verra, et elle, naïve, lui cèdera, et même quand elle le découvrira, elle ne fera pas d'histoires, elle culpabilisera. 


Je ne pouvais m'empêcher de le dévisager encore. Mais où était-il pendant toutes ces années ? Où s'était-il caché ? Je regardais sa nuque, je me voyais m'y accrocher, je me demandais l'odeur de sa peau. Elle avait l'air tendre, autant que ce recul qu'il savait prendre. Me voyant perturbée, il ajouta :


   -  J'aimerai beaucoup vous embrasser...

   -  Pas autant que moi je crois...


Et en un instant, il m'a donné le plus beau baiser qui soit, le plus grand que je n'ai jamais reçu. Il a caressé ma joue, s'est approché, a fermé les yeux et à changé ma vie. Je suis née une seconde fois sur ses lèvres, sur cette île, au milieu des arbres et de ces anonymes, que plus jamais je ne regarderai de la même manière.  

 





  • Magnifique..

    · Il y a presque 10 ans ·
    Cat

    dreamcatcher

  • Je ne pensais lire que quelques lignes, ce matin en prenant mon thé avant de me perdre au boulot...Mais j'ai été captivée, envoûtée par tes mots, ton histoire. Je me suis surprise à voir au travers des yeux de ton héroïne, qui croit si fort en l'amour qu'elle se brûle et se brûlera probablement encore ses ailes d'ange. (Pour autant je ne prétend pas être un ange!) Cette petite histoire, qui m'a frustrée car j'attend la suite, a ensoleillé ma journée...Merci ! Love U.

    · Il y a presque 10 ans ·
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    Cindy Salmon

    • Tu te souviens, toutes ces lettre que l'on s'échangeait ... Moi je m'en souviens, et nos dessins et nos rires.. Oui, tu as raison pour cet amour absolu, mais regarde, tu as bien trouvé ton ciel mon ange, alors tout est possible... Je t'aime ma princesse.

      · Il y a presque 10 ans ·
      12841216 10153965095357480 7053559288751851351 o

      Julie Ormancey

  • Tu ma vendu du rêve !! J'adore ta plume et cette sensibilité , toute cette émotion que j'ai ressenti, c'était magique, tu m'as fait voyager au delà de mes espérances. Ne t'arrête surtout pas. Des bisous ....

    · Il y a presque 10 ans ·
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    Dibadjo Bélito

    • Merci mon chat, merci du fond du coeur ! Très touchée que tu le fus ! Je t'embrasse très fort !

      · Il y a presque 10 ans ·
      12841216 10153965095357480 7053559288751851351 o

      Julie Ormancey

  • Le baiser est arrivé trop vite ! J'aurais aimé en lire plus encore ! :)

    · Il y a presque 10 ans ·
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    Camille Etienne

    • Mais il était trop beau ! J'écrirai sans doute une suite qui te ravira je pense ;) Merci ma poupette.... <3

      · Il y a presque 10 ans ·
      12841216 10153965095357480 7053559288751851351 o

      Julie Ormancey

  • Magnifique texte Julie :)
    On se prends vraiment à travers tes mots c'est très bien écris et l'histoire est si belle ..
    Vraiment très beau :) ♡♡

    · Il y a presque 10 ans ·
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    Angélique Champier

    • Merci ma toute jolie ! Merci du fond du coeur ! Je voulais une histoire d'espoir :) Je t'embrasse très fort !

      · Il y a presque 10 ans ·
      12841216 10153965095357480 7053559288751851351 o

      Julie Ormancey

  • C'est magnifique ma Julie ! ♥

    · Il y a presque 10 ans ·
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    Florence Rouzet

    • Merci ma Florence !!!! ♥♥♥♥♥

      · Il y a presque 10 ans ·
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      Julie Ormancey

  • Je dis OUI et re OUI pour ce très beau texte qui magnifie avec douceur et délicatesse, pudeur et sensibilité, les fruits d'un amour que l'on recherche tous. Un grand bravo Julie!! En espérant un dénouement positif pour toi, j'apporte donc ma petite pierre à ce concours. Et surtout ne cesse jamais de nous faire rêver et voyager à travers tes écrits!

    · Il y a presque 10 ans ·
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    Delphine Delamain

    • Merci du fond du coeur ma delphine !!!!! <3

      · Il y a presque 10 ans ·
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      Julie Ormancey

  • .".. Je suis née sur ses lèvres ".... et d'autres très jolies phrases ...

    · Il y a presque 10 ans ·
    Lune 08

    scribleruss

    • Merci beaucoup... Visiblement, certains n'ont pas ce point de vue ;)

      · Il y a presque 10 ans ·
      12841216 10153965095357480 7053559288751851351 o

      Julie Ormancey

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