Chapitre 1.

sisyphe

Ça a commencé comme ça. Moi pourtant, depuis la fin de la guerre, je l'ouvrais pas. J'allais sur mes vingt-cinq ballets et je me contentais de remuer la crasse qu'on me demandait de remuer avec le balais qu'on me demandait de remuer un peu lui aussi, histoire de casser une graine de temps en temps et de continuer à rêver de grappiller des miettes de barreaux sur l'échelle sociale. Moi depuis, je l'ouvrais pas, rien. Un «oui» ici, un «hm» par là, l'échine courbée, un vrai animal de compagnie, pour un peu plus on m'aurait mis en panier pour me faire prendre l'autobus. J'étais peinard et c'est Bertrand, Bertrand Brion qui m'a coincé au détour d'un bar. « Berti ! Berti ! Ho hé Bertignasse !» Qu'il hurlait dans la rue et sa pauvre voix toujours prête pour la doléance. Il m'avait reconnu l'enflure. Il voulait me parler mais bien sur, pas autre part que dans un bar le salaud. J'avais rien d'autre que des trous dans les poches mais ça il savait pas, il y mettait pas les mains lui. Encore heureux. « Bon » que je dis, « ça fait toujours du bien de revoir un camarade pas vrai...Je te suis ». Alors je l'ai suivi, comme toujours. J'ai toujours suivi, lui, un autre, le cocu d'en face ou celui du dessous, j'ai toujours fais que suivre. Même les cocus ouais. Quand on veut pas d’emmerdes les gars, faut suivre! Les types les plus heureux en fait, c'est les militaires, même quand ils se font descendre ils s'en foutent, ils suivent là encore. Personne pour leur demander de faire un choix, de trancher entre ceci ou cela, c'est pas loin du bonheur ça ! Enfin si, on leur demandait de trancher mais pas de cette façon là et puis, à force, la chair c'est plus facile à trancher que les idées. Mais on a finit par le trouver le bar adéquat. Celui qui aurait les bons tabourets pour la bonne vieille discussions de comptoir et avec les deux bons vieux poivrots, parce que bon faut bien suivre!

Une fois les deux premiers verres de rouge dans le gosier, Bertrand s'est mis à me parler. Ah non, ça n'allait plus très bien pour lui. Il s'était trouvé un poste de gardien dans un asile pour séniles, ça tournait bien jusqu'au jour où il s'est fait virer. Comme d'habitude, comme moi avant. On se connaissait depuis longtemps lui et moi, enfin, on avait eu la malchance de pas se perdre de vue. Ça finissait toujours comme ça pour nous autres. On trouvait un emploi, on se rendait propre, présentables, des petites gens bien respectables et puis, la saleté revenait, remontait, un vrai retour à la nature, à notre vrai nature, et on était viré. Mais moi après la guerre je me suis domestiqué. Faut dire que quand le pain se négocie au prix des derniers bijoux de la famille, on a intérêt à la boucler. Allez ! Rentre dans le rang Berti, les enragés c'est finit, les chaînes c'est bien pour toi ! On t'en a fabriqué des sur mesure, tu seras comme un prince dedans, allez approche et fait pas le malin, essaye pas. J'entendais que ça dans ma caboche quand je me suis mis à retourner au boulot, mais même cette musique là j'ai finis par plus l'entendre. La servitude on s'y habitue vite quand on a cru s'en défaire. En fait on la quitte jamais c'est juste que des fois on a l'impression. Les impressions c'est des fées, les petites fées, avec les petites ailes, minuscules, c'est ça une impression. Quand on l'attrape ça reste dans les mains juste le temps qu'on croit que c'est vrai, qu'on la tient enfin, comme la liberté et puis, ça s'envole et ça nous nargue. Mais j'aurai quand même voulu savoir pourquoi il s'était fait virer lui cette fois et pas fou, j'ai demandé !

« Alors Bébère, qu'est-ce que t'as donc fais dans ton affaire pour qu'ils te fichent dehors ? » que j'y demande moi histoire de le secouer avant son quatrième verre.

« T'y croiras, t'y croiras pas mon Bertignasse mais tu le sais, j'avais été pris dans un asile, tu vois un asile, là qu'on entasse les vieux os de l'époque, le dernier arrêt avant la tombe dans le grand train de la vie, tu vois bien non ? Tu me connais, moi, j'ai toujours été sentimental sur les bords et puis souvent pas que sur les bords. Ça me sciait de le voir dans cet état là le troisième âge, moi qui en avait toujours eu du respect pour mes aïeux même ceux qu'on fuit comme le gibier face aux boches en quarante, le respect, c'est ça qu'on m'a dit, faut toujours en avoir pour les aïeux ! Et bien figure toi qu'en deux mois de services que j'ai fais, le vieux Léon comme on l'appelait il a pas reçu une seule visite de son petit fils, trop occupé qu'il était à fricoter avec les ricains qui on pas voulu remballer après la fin de la guerre et qui sont toujours là ; tu les vois bien eux aussi non ? »

Un peu que je les voyais bien moi ceux-là. Comme ça occupait encore un peu le pays pour pas perdre la bonne habitude après l'avoir libéré, ça se pavanait avec les meilleures filles et ça avait les meilleures places partout, cinéma, matches, partout ! Des punaises que je les appelais mais des punaises avec du prestige, c'est ça qui faisait la différence. J'aurais eu mon uniforme à l'époque, tout aurait peut être été bien différent. Les uniformes ça vous change, l'apparence ça compte toujours, de plus en plus, on se fiche bien de ce que vous pouvez penser ou même si vous pouvez penser. Avec le bon uniforme, on part toujours gagnant. Mais faut les comprendre les autres, mes compatriotes du monde entier. Ça n'a plus le temps d'approfondir la connaissance de l'autre non, ça n'a plus le temps de comprendre, ça trouve le temps de rendre une justice expéditive rendue juste après le premier coup d’œil. Je voudrais quand même pas non plus avoir l'air de leur reprocher de pas vouloir chercher plus loin que la peau, vu le contexte, c'est clair qu'à part de la tripe mal pourrie, on y trouverait rien. Mais bon, un uniforme, ça aurait quand même été bien.

Il reprenait en laissant les ricains de côté cette fois. « Donc t'y es cette fois, tu les vois comme moi les séniles, les gâteux , les infirmes, les ancêtres, les obsolètes, tout ce peuple vétuste et démodé sur lequel il pousserait des toiles d'araignée si on était pas quelques saints à vouloir s'en occuper ! Parce que moi, je m'y dévouais ! Surtout au vieux Léon. Un patriarche celui là. Il m'avait tout raconté lui. En quatorze, il y était lui, décoré de toutes les décorations qu'on donnait aux troufions de l'époque. Il y a juste celle du planqué qu'il a refusé de vouloir obtenir, par principe. Mais qu'est-ce que ça lui fait maintenant ses médailles ? Hein, maintenant que son propre sang le range au placard comme un vieux costume. Comme le vieux costume qu'on ressort pour le prochain enterrement. Parce que c'est là qu'ils le reverront ! A l'enterrement ! »

« Alors ! Qu'est-ce que t'y a fais toi ? »

« Au Léon ? Ah mais rien ! J'y aurais pas touché moi ! Mais je l'aimais bien lui alors comme j'en avais de la compassion dans le fond de mes poches, tout plein, pour lui, j'y ai demandé quelques renseignements sur sa petite marmaille qui venait jamais le voir, je l'ai attendu à la sortie d'un bar d'où sortait une musique...Oh Berti...c'était du diable en psaumes ! Importé par les ricains bien sur ! Et donc, quand il en est sortit et bien...Tu le sais Berti, moi je suis un tendre mais...il l'avait cherché le gamin... »

C'était tout Bertrand ça. Un pur, un sentimental, la pitié et la compassion livré avec, pas en option non ! Mais je la devinais la suite de l'histoire. Il avait mis une rouste au gamin et, cœur en or comme je le connais, il l'a ramené à l'asile pour une visite et un atterrissage forcé sur la joue du papy en guise de bisou de retrouvailles.

« Sauf que tu vois Berti » reprenait-il « j'avais pas calculé moi que faire ça en pleine nuit ça allait réveiller tous les patients. Et comme j'ai du forcer quelques portes, finalement le patron est descendu et moi...Patron un autre ! On a beau dire, le boulot, c'est un sale métier quand même. »

On y était. On avait épuisé, vidé le sujet de conversation et la nuit semblait pleine de promesses aussi sordides et noires que son ciel. Fallait trouver un autre abcès à vider. En somme, les amis c'est ça. Des fouines en quête d'abcès, d'ignobles pustules à vider de leur pus pour alimenter la conversation. Bertrand à côté de moi s'enfilait les verres les uns après l'autre et moi, je laissais mes yeux se perdre un peu partout. Un coup sur le derrière de la serveuse, un coup sur la table des trois types qui jouent aux cartes, un coup sur le piano désert, un coup sur la vitre trop crade pour qu'on y distingue au travers, un coup sur le derrière de la serveuse, décidément, rien qui vaille. C'était ce qu'on pourrait appeler le caractère immédiatement répulsif des corps étrangers dans la même pièce que vous mais comme j'avais pas un certificat de docteur, aucune chance que ça fasse un tube. En tout cas, j'arrivais pas à les regarder plus d'une seconde. Mon regard courrait de l'un à l'autre de ces braves gosses du seigneur sans se fatiguer de courir, juste pour ne pas s'y arrêter. Et puis d'un coup, Bébère a tonné du poing sur la table, peut être plus pour le réveiller lui que pour m’interpeller moi et m'a posé la question. Ça a commencé comme ça oui. Alors que moi pourtant, depuis la fin de la guerre, je l'avais pas ouverte.

« Tu vis encore avec ? » Qu'il me demandait alors.

« Avec quoi ? »

« Et bien avec ton passé, le parti, les anciens les jeunesses, la petite moustache, tout ça tu t'en souviens ! » Il avait baissé le volume de sa voix et c'était rapproché de moi, la tête inclinée presque rentrée dans la col. C'était une bonne vieille tortue qui, au moment de rallumer les cendres de la vérité, rentre dans sa carapace pour s'en protéger. Bien sur, c'est pas lui qui se brûlait avec la vérité.

« J'aimerais bien que tu me dises comment je pourrais ne pas m'en souvenir. »

« C'est pas faux...Mais quand même, c'est une idée dingue que t'as eu à l'époque de faire du zèle comme ça. Qu'est-ce qui t'a bien prit... »

Qu'est-ce qui m'avait prit ? Je l'avais rencontré la bas moi le Bertrand, au STO. On avait discuté, on était devenu des camarades lui et moi mais déjà à l'époque il y comprenait rien à ma folie des grandeurs. Moi je les aimais bien les boches. Déjà, je savais causer leur langue, ça leur a mis un coup dans les lampions quand je leur ai parlé en Deutsch pour les impressionner au début. Alors le coup il me l'ont renvoyé. Et plus d'une fois d'ailleurs mais ça entamait pas ma cécité. Je continuais de les envier, sûrement pour l'uniforme une fois de plus. C'est qu'on devait s'y sentir bien dans la masse, dans la fange. Ça c'était de l'unité, de la fraternité. Tout un peuple dans la merde et il s'y sentait bien. Il avait finit par le trouver le sens de la vie leur guide, le règne animal proclamé avec ces bêtes là en haut de la chaîne alimentaire. Ça répondait à pas mal de questions sur l' « existence » que je me posais. En fait, quand on se résume à bouffer ou être bouffé, ça répond à presque toutes les questions du genre. Ça y répond tellement bien qu'on ne se les pose tout simplement plus. . Mais j'ai finis par me douter que répondre au sens de l' « existence » par l'abattoir généralisé...C'était que leurs grands scientifiques à qui ça fournissait des cobayes innombrables que ça devait faire bander. En attendant moi, ça me gênait, sans trop savoir pourquoi. Comme une épine plantée dans le gosier, qui résiste à tout ce qu'on me faisait avaler. Je le regrettais pas pourtant, ça non ! J'étais propre moi, j'avais tué personne, j'avais juste vu. Les témoins, on les met pas encore en taule quand même. Mais je pouvais pas témoigner non plus, j'avais le point de vue un peu trop interne sur la question. Alors je me taisais. Oui bien sur j'avais été en Allemagne, oui ça avait été dur, oui quels horribles allemands, quels horribles massacres, que je suis content d'être rentré... L'avantage, c'est que j'avais pas grand monde à qui débiter ces foutaises mais quand on croise un camarade qui vous rappelle tout, ça fait un choc. Bertrand, il m'en voulait pas. Il savait que j'avais tenté de passer du côté ennemi mais c'était pas ses ennemis à lui . Lui les juifs et la guerre il s'en foutait. Bosser en France ou en Allemagne, même en Chine si on lui disait il l'aurait fait, et puis, ça lui faisait voir du pays comme il disait. Il m'en voulait pas mais moi si, à lui surtout, lui particulièrement avec sa force tranquille, sa paisible assurance de grand con. Il les avait pas vues lui, les fosses immenses, les abysses pleins de cadavres encore chauds. Il les avait pas vues lui, les tripes et le sang qui sortaient par tous les trous des gosses éventrés. Et l'odeur des grillades humaines, lui il l'avait pas coincée dans les naseaux jusqu'à ce que tout finisse. Il pouvait encore renifler du printemps et du parfum. Moi, rien de tout ça.

« Il faut que je sorte. » j'ai dis. Et j'ai essayé de m'en sortir.

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