Chemin faisant

jones

Dimanche dès le réveil, je l’ai senti peser sur ma poitrine. J’ai bien tenté de me rendormir, mais c’était pire. Dès que je fermais les yeux, le silence imposait sa présence, allongé sur moi comme un animal familier, il se mettait à geindre semblable au ressac de la mer. Je gardés les yeux ouverts et j’ai fixé le plafond pour l’empêcher d’envahir mes narines, ma gorge, de se glisser sous mes paupières. Vainement. Mes pensées ont dérivé. Naufrage annoncé. Obsessions informes, confettis de rêves et petits projets déstructurés. Cette journée serait une guerre de plus, ça ne faisait plus aucun doute maintenant. Les prochaines heures allaient faire couler, magnifique et terrifiant, le métal du temps jusque dans la plus petite de mes veines. 

Je me suis levé, j’ai traversé l’appartement. Radio, café, douche, musique puis Murakami, Rimbaud, Fante. Rien, ni personne n’est venu à mon secours, rien n’y a fait.

Par la fenêtre, j’ai vu que le soleil avait repris ses droits. La vague de froid avait reculé dans des contrées où elle a ses habitudes. Au-dehors, un carré de lumière découpait le renfoncement de l’hôtel dont la façade arrière laissait voir un peu de la vie de ceux qui l’occupent, du linge pendu aux balcons aux restes de la peinture épuisée des fenêtres et des portes en passant par les drôles d’armoires extérieures en bois nu. Se dressaient, dans le bleu pâle, les cheminées, béton et terre cuite surmonté de capuchons en fer rouillé. L’ombre dépouillée du figuier se projetait depuis la cour.

Il fallait sortir, se balader, aller voir la mer. J’avais le choix entre tirer vers l’ouest, les hangars, le port, les chantiers endormis ou l’est et sa riveria glacée, sa costa del sol bedonnante, les flancs de la méditerranée boursouflés par la prétention du commerce, de la plaisance et de l’immobilier. Je n’ai pas choisi, je suis descendu au Vieux Port pour prendre le ferry qui le traverse. Arrêt technique disait le panneau. Pas nouveau, pas grave. J’ai contourné les bassins, filé droit devant le marché aux poissons et j’ai erré, tournant en rond, revenant sur mes pas, mon indécision le disputant à mon indolence. À cette heure, les touristes cherchaient une terrasse pour profiter du soleil. J’ai renoncé au bord de mer à cause du vent qui se levait et je me suis enfoncé dans le centre ville.

Au détour des rues, allongés dans l’odeur de pisse et les bouteilles à demi éclusées, ils titubaient. Figures sombres, mi-chevaliers de guerres silencieuses contre la marche du monde, mi-gueux repoussoirs modernes de l’humanité, c’était comme s’ils continuaient à claironner au pied d’un drapeau depuis longtemps en berne, à échafauder des plans de bataille perdue, des stratégies de lutte à mains nues contre l’absence de tout, à tenter de faufiler leurs ombres au ras du sol pour échapper aux coups. Ils se contentaient de se recroqueviller pour dormir dans les coins, d’offrir leurs corps aux morsures du froid et de la maladie en échange d’encore un jour qui se lève, en contrepartie du feu de l’alcool roulant dans leurs gorges, en don contre la chaleur du soleil sur leurs peaux à travers les trous dans leurs vêtements.

Chemin faisant, je me suis fait happer par la mélancolie des vitrines, par la poésie froide des rideaux de fer et des devantures habitées de mannequins, par le bruit du vent qui infiltrait doucement ces rues d’habitude si bruyantes et peuplées.

Au pied d’un immeuble, près de rues commerçantes désertées, un couple à la simplicité vestimentaire savamment travaillée apostrophait leurs enfants. Ils se promettaient de profiter de l’ensoleillement de cette journée. J’ai toujours détesté les bobos comme catégorie sociologique homogène. Dans une conversation dès que je m’aventure sur ce terrain, ça souffle et ça soupire tout autour de moi comme pour un sujet rebattu lors d’un dîner de famille. Arrête de faire ton asocial, me dit-on. Mais putain, c’est justement mon hyper sociabilité qui m’empêche de sympathiser avec eux. C’est leur fausse sociabilité qui me dégoûte, leur désolidarisation, leur côté que veux-tu qu’on y change, leur relookage des idéaux, leur attachement aux libertés individuelles plus qu’aux mouvements collectifs. Non, non, en fait ce qui me laisse sans voix, c’est leur choix de prénoms pour leurs enfants. Autant de prénoms début de siècle ou d’insupportables originalités comme Louise ou Bambi, Prune, Orlane ou Lilo. Si ça ne signe pas là une farouche envie de dépoussiérer la vieille marotte bourgeoise de la distinction, se reconnaître, dans un entre soi puant et affiché. Moi, je milite pour le retour en grâce des prénoms pourris des années 60, les oubliés de l’histoire patronymique. Je rêve que dans les maternités fleurissent des berceaux en plastique portant des étiquettes gravées aux noms de Patrick, Hervé, Bruno, Thierry ou autres Sylvie, Muriel, Isabelle et Véronique. Et toute la série des prénoms composés, les Jean-Michel, les Jean-Marc, les Jean-François, les Jean-Luc rendons leur hommage dès aujourd’hui, il n’est que temps !!!

Je suis arrivé sur une place remplie de terrasse sans m’en rendre compte. Fontaines, soleil et tables dressées. Je me suis assis et j’ai commandé deux cafés coup sur coup. J’ai griffonné quelques lignes dans mon carnet tandis que tout le monde s’installait pour déjeuner. Le vent avait faibli, la journée s’annonçait douce et radieuse. Je suis reparti à pied comme j’étais venu jusqu’à chez moi. Je n’avais pas vu la mer. 

Ce soir, comme à son habitude, un couple de tourterelles viendra se poser sur les branches du figuier. Ils s’installent à la tombée du soir et roucoulent l’un à côté de l’autre. Je ne peux m’empêcher de remarquer le fin collier noir autour de leur cou.

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