Chère Madame Rislene Crenverre

Christel Belle Des Champs

Le 15 mai 2013

Chère Madame Rislene Crenverre,

Vous êtes sans doute étonnée de recevoir cette lettre, d'une écriture manuscrite qui vous est étrangère, et provenant d'une ville où vous n'avez probablement aucune attache. Là, vous reprenez l'enveloppe et vérifiez le cachet de la poste. Je me trompe ?

Je ne sais rien de vous et vous ne savez rien de moi. Enfin pour l'instant, vous ne savez rien de moi. Mais il est souvent plus facile de se confier à une inconnue qu'à un proche, car les enjeux ne sont pas les mêmes.
Mon dieu, j'ai bien peur d'écrire encore quelques unes de ces lapalissades dans cette lettre. Veuillez m'en excuser.

J'ai trouvé vos coordonnées par hasard, sur le site internet des pages blanches. Je sais donc simplement que vous vous appelez Rislene Crenverre et que vous habitez 11 rue Nauzières à Castres.

Je suis née en 1938, en Normandie. Fille unique, j'ai eu une enfance heureuse malgré la guerre dont je n'ai étrangement que peu de souvenirs. Mes parents, petits commerçants, m'ont eue tardivement, et ils ont été des parents aimants, bien que peu préoccupés par mes réels centres d'intérêt.
J'ai été une enfant et une adolescente docile mais solitaire. Il faut dire que j'avais contre moi – et j'ai toujours eu contre moi – un physique peu avantageux. Une fois, j'ai surpris un ami de mon père parlait d'une fille aux traits ingrats. J'ai mis quelques temps avant de comprendre qu'il parlait de moi.

J'ai été élevé dans une éducation catholique stricte. Ma mère était très pieuse, comme pouvaient l'être les femmes de sa génération et de sa condition. C'est-à-dire que sa foi relevait de l'instinct, et non pas d'un cheminement spirituel éclairé. A vrai dire, je peux l'écrire aujourd'hui, ma mère a toujours été une énigme pour moi. Nous n'avions rien en commun, ni dans nos physiques, ni dans nos sensibilités. C'est comme s'il y avait eu une absence de raccord entre elle et moi.
Toute proportion gardée, mon père était un homme plus chaleureux. Mais il ne manifestait son affection qu'à de très rares occasions ; les hommes de sa génération étaient empruntés de leurs propres émotions.

A l'école, j'étais une élève moyenne. Appliquée mais pas particulièrement douée. Et ne faisant jamais preuve d'aucune originalité et encore moins d'audace. Je crois bien que c'est là que réside l'un des drames de ma vie : l'absence d'audace !
Après avoir décroché mon brevet d'études générales, j'ai été embauchée comme magasinière à la bibliothèque d'étude de la ville voisine. Mes parents se flattaient de quelques relations, et par l'entremise d'élus locaux qui étaient clients chez eux, j'ai pu obtenir une place assez rapidement. Mes parents étaient très contents de mon sort et ma mère ne cessait de répéter « qu'au moins à la bibliothèque, on n'a pas à se soucier du chiffre d'affaire ».
Lorsque j'y repense, cette orientation professionnelle choisie par mes parents me surprend encore. Car à la maison, les livres n'étaient pas nombreux. En dehors du journal local, je ne me souviens pas avoir vu mon père ouvrir un livre. Quand à ma mère, elle s'occupait des papiers du commerce, tenait les comptes, gérait les cahiers de livraison, mais je n'ai pas le souvenir de l'avoir vue lire un roman.

J'avais tout juste quinze an et ce qui m'arrivait m'était égal. Je me levais tous les matins, je prenais le car pour rejoindre la ville, je faisais ce que l'on me disait de faire à la bibliothèque, et le soir je rentrais dans le même car, en sens inverse. Le travail n'était ni très fatigant, ni très intéressant. Et je m'en contentais parfaitement. Après une enfance et une adolescence concentrée à faire ce que l'on me demandait de faire, et uniquement préoccupée à ne pas décevoir, je continuais, à l'entrée dans la vie active, de me satisfaire de mon sort et je restais complaisante.

Vous vous dîtes sans doute en lisant ma lettre, qu'à cet âge, j'aurais dû commencer à m'interroger sur le tournant que prenait ma vie. Lorsque l'on commence à travailler, on a la maturité nécessaire pour réfléchir à ce que l'on veut faire. J'aurais dû me demander si je souhaitais travailler ou poursuivre mes études. Dans l'absolu, mes parents auraient pu continuer à payer ma scolarité ; mais ce sont sans doute mes résultats moyens qui les en ont dissuadés. Puisqu'il fallait que je travaille, j'aurais pu émettre des envies sur ce que je voulais faire, mais il n'en fut rien.
Quant à la question du mariage et de la maternité, elle ne se posait pas ; dans les années 1950, le destin des femmes était tout tracé. Dans la vingtaine, elles se mariaient puis avaient des enfants. Mais avec quel genre d'homme souhaite-je partager ma vie ? Et combien d'enfants aurions-nous ?
Chez moi, je ne sais pas ce qu'il s'est passé, j'ai oublié de me questionner sur les portées profondes de ma vie. Je me suis laissée portée par mon obéissance, sans doute confiante en la bienveillance de ma destinée. Ce n'est pas que j'étais idiote, j'étais simplement trop soumise et trop isolée. J'avais très peu d'amies - et encore moins d'amis – en tout cas pas de celles avec lesquelles échanger sur ces questionnements existentiels. Et avec mes parents, on ne parlait pas de ces choses-là. Je crois que j'ai simplement erré toute ma vie dans un nuage d'indécisions.

Petit à petit, donc, je me suis habituée à mon travail à la bibliothèque, aux relations hiérarchiques avec les collègues, aux pauses cigarettes où il est de bon ton de sympathiser, aux kilomètres de rayonnage des magasins avec lesquels il fallait se familiariser et aux lecteurs que je ne fréquentais pas encore.
Il y avait une vieille fille, Mademoiselle Lalos, qui me prit sous son aile. Elle était responsable du département Histoire et Géographie mais s'intéressait à toute sorte de choses. C'est elle qui a guidé mes premières lectures et je lui dois mes vraies premières émotions de lectrice. Elle m'a fait découvrir Hemingway, les sœurs Brontë, mais aussi Dostoïevski et puis, plus tard, Françoise Sagan. J'ai vite pris le virus de la lecture, qui correspondait parfaitement au naturel flegmatique de mon tempérament. Les vies par procuration que m'offrait la lecture, ont été source de grandes joies. J'ai lu tant et plus, si bien que mes enivrantes évasions livresques ont participé à l'amnésie de ma vie. C'était confortable, parfois euphorisant mais finalement toujours feint.
Mais je vais trop vite, et j'oublie la chronologie des événements.  Car il y a eu, dans ces premières années de travail, une épreuve qui a marqué ma vie.

Après avoir travaillé presque deux ans comme magasinière, ma hiérarchie me proposa de passer agent de bibliothèque. Il s'agissait d'une première promotion et la perspective de sortir des magasins et de servir les lecteurs m'ouvrait de nouveaux horizons. Pour valider cet avancement, je devais suivre une formation et passer un examen. Pendant une année scolaire, je me suis replongée dans le français, la littérature, l'histoire, la géographie et un peu d'arithmétique. Deux jours par semaine, je me rendais à la préfecture en train et rejoignais un centre de formation. Je me levais plus tôt et je devais réviser mes cours après les journées de travail, mais cette coupure dans ma routine me plaisait bien.
Jusqu'au jour où un élu local se proposa de me véhiculer une fois par semaine, puisque lui-même se rendait à la capitale de région tous les lundis. Très vite ces trajets se sont révélés être un traquenard. Cet homme, beaucoup plus âgé que moi, entreprit de me séduire. Enfin, séduire est un bien grand mot ! Il s'est joué aisément de ma timidité et de mon inexpérience. Après m'avoir invitée dans quelques restaurants à déjeuner, je ne sais comment je me suis retrouvée plusieurs fins d'après-midi dans sa garçonnière. S'il ne s'agissait pas de viol, disons qu'il a tout mis en œuvre pour me convaincre de mon consentement. Et vous aurez compris, que ni mes parents, ni mon penchant naturel ne m'avaient appris à dire non.
Mais la mémoire humaine est bien faite ; elle laisse tomber aux oubliettes ce qu'elle ne veut pas conserver. Aujourd'hui, je ne me souviens plus des traits de ce premier amant. Les seules choses dont je me souvienne sont ses plaques d'eczéma autour de son nez, derrière ses oreilles et à l'intérieur de ses poignets. Dieu merci, après quelques ébats maladroits et insatisfaisants, tant pour lui que pour moi, il s'est rapidement lassé de la fraîcheur de mes 17 ans. Et ses généreux services de chauffeur ont cessé.

Mais deux mois plus tard, j'ai compris que j'étais enceinte. J'ai connu alors les pires angoisses de ma vie. Jour et nuit, cet embryon qui poussait dans mon ventre devint mon obsession. J'étais consciente de devoir m'en débarrasser, sans savoir comment faire, ni auprès de qui demander de l'aide.
Il faut vous rappeler, Madame Crenverre, qu'à l'époque l'avortement était interdit en France. Les médecins qui le pratiquaient et les femmes qui y recourraient, étaient passibles d'emprisonnement. Je n'avais aucune amie à qui me confiait et en parler à mes parents me paraissait impensable. Je comptais les jours sur un calendrier, et au soir de ce que j'estimais être huit semaines de grossesse, j'avouais tout à ma mère.
Ce soir là, j'ai fait une crise d'hystérie. Je me souviens du feu à mes yeux et à mes joues. Ma tête me cognait tant et plus, et je ne savais pas qui, du fœtus ou de mon affolement, se manifestait aussi sauvagement. Ma mère a réussi à me calmer et, entre deux sanglots, j'ai compris qu'elle m'aiderait à faire passer le bébé. Elle pensait à protéger mon avenir et notre réputation. Elle m'a dit qu'elle se débrouillerait, qu'elle trouverait une solution. Le temps m'aiderait à oublier, disait-elle. Elle m'a fait jurer de n'en parler à personne, pas même à mon père.

Ce soir là, lorsque je fus moins agitée, je compris que quelque chose s'était fissuré chez ma mère. Il y avait en elle un effondrement silencieux mais perceptible. Au-delà de ses convictions religieuses que je brisais, il y avait un anéantissement d'une autre nature.
Alors une évidence s'est installée en moi, comme un nuage qui se serait évaporé entre elle et moi. J'ai perçu chez ma mère une absence charnelle d'enfantement. J'ai compris qu'elle ne m'avait pas portée en elle, comme elle n'avait jamais porté aucun bébé. Cette femme était ma mère, sans l'être tout à fait.
Elle qui avait dû subir sa stérilité comme un châtiment de Dieu, se voyait aujourd'hui contrainte d'accompagner sa fille à avorter. Quelle ironie du sort ! Je ne sais pas si un jour, elle s'est pardonnée ce reniement, mais je ne pense pas qu'elle me l'ait jamais pardonnée, à moi. Et cette distorsion de nos destins a consommé l'éloignement entre nous.

Ma mère n'avait pas les moyens de m'envoyer à l'étranger subir une interruption volontaire de grossesse. Alors, je ne sais pas comment elle s'est débrouillée, mais trois jours plus tard, c'était un lundi, elle m'a emmenée chez une faiseuse d'ange. C'était dans un village, à une vingtaine de kilomètres de chez nous. Nous sommes arrivées chez une vieille femme, qui ne cessait de regarder derrière le rideau si une voiture ne nous avait pas suivies. Elle m'a demandé plusieurs fois si j'étais sûre du nombre de semaines de ma grossesse, puis elle m'a dit que j'aurais mal à partir du lendemain, que je risquais de perdre du sang, mais que c'était normal. Elle m'a fait respirer un linge imbibé et je me suis sentie toute cotonneuse. J'ai senti ses mains sur mes cuisses, puis plus rien. A mon réveil, ma mère refermait son sac à main et lui demandait des conseils sur « les suites ». Il fallait que je reste alitée plusieurs jours et que nous priions. J'étais rassurée car prier, ma mère savait.

Je suis donc restée alitée à la maison, pour cause d'une forte fière mystérieuse. Au bout de quatre jours, je reprenais le car du matin, pour retourner travailler à la bibliothèque. Et personne n'a jamais rien su de mon avortement ; le secret a été bien gardé entre ma mère et moi.

Ma vie a repris son cours normal, et les semaines, les mois se sont enchaînés. J'ai réussi l'examen qui m'a permis de passer agent de bibliothèque et à la rentrée 1957, pour la première fois, j'ai pris mon poste face aux lecteurs. A l'époque, lorsqu'une personne souhaitait consulter ou emprunter un livre, elle devait obligatoirement s'adresser à un bibliothécaire qui passait commande aux magasiniers. Souvent, il fallait interroger le lecteur pour lui faire préciser sa demande. Bien sûr, en tant qu'agent non expérimenté, ma hiérarchie choisissait pour moi les lecteurs que j'étais autorisée à servir. Je ne croisais donc pas les professeurs, ni les chercheurs, mais je pouvais renseigner les lycéens, quelques étudiants et les lecteurs du dimanche.
J'appréciais ce travail, car il me permettait, moi au tempérament renfermé, d'avoir des échanges bien cadrés et la plus part du temps, sans surprise. C'était presqu'une pièce de théâtre. La bibliothèque était une scène, dont le rôle des acteurs était parfaitement défini selon le côté du bureau des renseignements où ils se trouvaient. Au fil des mois, j'apprenais mon rôle, avec ses codes que j'observais chez mes collègues, et que je reproduisais par mimétisme. Il fallait être affable, sérieux et témoigner de l'intérêt aux questions des lecteurs. Selon le service demandé, faire preuve d'une concentration et d'une culture parfois feintes. Dans ma jeunesse, je trouvais toute cette mise en scène distrayante. Certaines petites filles aiment jouer à la marchande ; moi, jeune fille, je jouais à la bibliothécaire.

En 1961, un jeune étudiant a commencé à venir régulièrement à la bibliothèque. Je l'ai repéré facilement car il boitait légèrement. A plusieurs reprises, je cherchais pour lui des ouvrages sur les sciences et plus particulièrement la chimie. Lorsque son rang d'attente l'amenait à être servi par un de mes collègues, il prétendait préférer être servi par la jeune femme bibliothécaire, qui connaissait bien ses recherches. Et lorsqu'il ne me voyait pas derrière le bureau des renseignements, il interrogeait discrètement mes collègues pour savoir s'il s'agissait d'un de mes jours de repos. Bref, son manège était suffisamment manifeste pour que mes collègues commencent gentiment à me mettre en boite « avec le boiteux ».

Il s'appelait Robert et il était de deux ans mon cadet. Fils de paysans, il n'avait pas pu reprendre l'exploitation familiale avec ces deux frères ainés à cause de son léger handicap. Doué pour les sciences, il avait été encouragé par sa famille à poursuivre ses études et il se destinait au professorat.
Le 20 juillet 1963, j'épousais Robert par une belle journée d'été. Je garde de mon mariage le souvenir d'une fête réussie, la famille de mon mari étant plus nombreuse et plus joyeuse que la mienne. Mes parents étaient ravis de cette union et mon entourage me féliciter d'avoir trouvé un mari aussi gentil. Je crois surtout que certaines étaient surprises de voir « le vilain petit canard » épousait un homme plutôt séduisant, exception faite de sa claudication. Et il est vrai que j'étais fière de m'afficher au bras de Robert.
Tout de suite après notre mariage, nous nous sommes installés dans un petit appartement en location. Notre nouvelle vie s'est organisée naturellement, je poursuivais mon travail à la bibliothèque pendant que mon mari faisait sa première rentrée au lycée de garçons, en tant que professeur de sciences physiques. De l'avis de tous, l'avenir nous souriait.

Au début de notre mariage, dans le respect des traditions, nous passions nos dimanches tantôt chez mes parents, tantôt chez ceux de Robert. Les ambiances y étaient radicalement différentes ; feutrée voire somnolente chez mes parents, mouvementée et travailleuse chez mes beaux parents. Même le dimanche, mes beaux frères étaient toujours occupés par le bétail, une clôture à réparer ou un prochain ensilage à préparer. Je découvrais un autre mode de vie, et j'essayais de m'y intéresser du mieux possible. Ma belle famille présentait un certain exotisme qui me sortait le nez des bouquins.
En décembre 1963, je suis tombée enceinte une première fois. Mais au bout de trois mois, les médecins m'ont annoncée qu'il s'agissait d'une grossesse extra-utérine et que le fœtus ne serait pas viable. Peu de temps après, je faisais effectivement une fausse couche. Par la suite, je suis tombée enceinte encore deux fois, avec la même issue. Mon mari et moi avons alors compris que nous n'aurions pas d'enfant. Robert en a été plus affecté que moi. J'avoue que la maternité ne m'est jamais apparue comme une expérience indispensable à ma vie. Je me suis bien gardée d'évoquer ce sentiment à mon mari, et encore moins à ma mère, qui posait déjà sur moi un regard accusateur.
D'un commun accord, nous avons décidé de ne plus me faire courir le risque d'une nouvelle fausse couche et j'ai commencé à prendre la pilule contraceptive, ce qui, à l'époque, était d'avant-garde.

Les saisons ont succédé aux années, et la routine s'est installée dans notre vie, comme dans celle de tous les couples, j'imagine. Mais le regret énigmatique de mon mariage demeure l'absence de réelle intimité et de communion partagée entre Robert et moi. Bien sûr, nous avons appris à nous connaître, à apprécier nos qualités et à composer avec nos travers. Je pourrais vous décrire mon mari à travers ses plats préférés, sa passion pour le jeu d'échec, son admiration des cotes normandes et ses yeux noisette qui s'assortissaient merveilleusement à certains de ses vestons marron. Je pourrais vous raconter comment il m'expliquait le système solaire avec moult gestes, comment il s'étouffait de rire devant les films de Louis de Funès et comment il me parlait avec enthousiasme de certains élèves qu'il pressentait plus doués que les autres. En dehors de ces anecdotes, nous n'avons pas connu les moments de grâce et d'harmonie complice, dont regorge la littérature. Il est pour moi difficile de mettre des mots sur cette absence d'émotion, et sans doute mes lectures m'ont-elles fait trop espérer de la vie. Un poète portugais a écrit : « La littérature est la preuve que la vie ne suffit pas ». C'est sans doute la pensée qui résume le mieux mon état d'esprit et la désillusion de mon mariage.

Malgré tout, durant toutes ces années, Robert et moi avons cohabité en bonne intelligence. Nous étions occupés par nos métiers, que nous appréciions, et nous avons laissé filer le temps au rythme du calendrier scolaire. Nous menions une vie simple et apaisante. Moi, je me saoulais de lecture et lui s'investissait de plus en plus dans son club de jeu d'échec, pour lequel il organisait des tournois régionaux puis nationaux.
Mes parents ont commencé à vieillir et les difficultés de la vente du fonds de commerce ont achevé de les assombrir. Ils n'ont que peu profité de leur retraite et ils se sont éteints à quelques mois d'intervalle, tout rabougris de leur vie de labeur et de la déception de n'avoir pas connu de petit enfant.
Nos relations avec ma belle famille se sont détériorées. Au fil des ans, la fierté que représentait la réussite du petit frère, s'est transformé en jalousie. Et cette belle sœur, qui faisait rentrer un peu de féminité dans la fratrie, s'est modifiée en oiseau de mauvais augure, venue d'une autre catégorie sociale, et incapable de donner un enfant pour reprendre la ferme. A l'âge de 50 ans, l'ainé de mes beaux frères est décédé des suites d'un accident de travail avec une moissonneuse batteuse. Mes beaux parents ne se sont jamais remis de ce drame et ils ont fini leurs jours à moitié séniles. Mon second beau frère n'a pas pu faire face à la somme de travail qu'imposait l'exploitation et il a commencé à boire. Il a fini sa vie seul, à moitié clochard.

Dans les années 1990, Robert et moi avons pris successivement notre retraite. Notre vie n'avait jamais été mouvementée et il n'y avait aucune raison que cela change. Je nous imaginais finir nos jours ensemble, côte à côte, et sereins. Nous étions propriétaires de notre maison et nos pensions de retraite nous permettaient d'envisager les jours restant sans appréhension.
Mais en juin 1999, un gaillard de 33 ans, prénommé Kévin ( !) et sorti d'on ne sait où, a prétendu être le fils naturel du frère ainé de Robert. Ses intentions ont tout de suite été clairement intéressées : il réclamait sa part de la vente de l'exploitation agricole. Mon second beau frère avait laissé les terres et le matériel agricole dans un état de délabrement et mon mari avait été bien heureux de s'en débarrasser à moitié prix. Quant à la maison familiale, inhabitée depuis plusieurs années, elle tombait en ruine. Nous avons subi un procès au Tribunal de Grande Instance qui a duré cinq ans. Les frais d'avocat, les expertises génétiques, les appels de la partie opposée et la condamnation finale ont anéanti non seulement notre maigre héritage, mais aussi la santé de Robert.

J'ai enterré mon mari il y a exactement trois mois. Avant de s'éteindre, il m'a fait promettre de tout mettre en œuvre pour que ce Kevin n'hérite de rien après mon propre décès. Notre avocat m'a expliqué que le seul moyen était de rédiger un testament et de désigner un tiers et ses descendants héritiers de mes biens.
Alors voilà, Madame Rislene Crenverre, toute cette longue lettre pour me présenter, vous raconter brièvement ma vie, et vous dire que je vous ai couchée sur mon testament. Vous croirez peut-être à une lubie de vieille folle – et sans doute en est-ce une – mais je préfère céder le peu que je possède à une parfaite inconnue, plutôt qu'à cet imposteur qui a gâché et précipité les dernières années de mon mari.

Il est évident que je suis également soucieuse de laisser une trace, aussi éphémère soit-elle, comme une bouteille à la mer. Je ne sais comment vous allez accueillir mon récit et je m'en inquiète un peu. Comment aurais-je réagi moi-même à la lecture d'une telle lettre ? Avec bienveillance, je crois. Au moment venu, j'aime imaginer que vous vous intéresserez un peu à l'histoire qui fut la mienne. Vous découvrirez alors mon identité que je préfère cachée aujourd'hui.

En attendant ce moment, j'aspire juste à vieillir en paix, à consacrer mes journées à faire ce que j'ai toujours fait de mieux : lire et lire encore, tant que mes yeux et ma tête me le permettent encore.

Bien à vous,

  • Bien écrit. Oui. Peut-être un peu long.Les deux dernières pages m'ont accroché.

    · Il y a presque 11 ans ·
    Facebook orig

    le-hareng

  • Yoda a bien raison: Les couples de maintenant se font, se défont, se défoncent... J'crois pas que le bonheur en sorte intact?!

    · Il y a presque 11 ans ·
    Oiseau... 300

    astrov

  • Un texte qui me rappelle des histoires vêcues dans la famille, qui me fait penser plutôt au début du XXème siècle... au vide de l'existence aussi, car, bien qu'entourés, nous sommes toujours seuls... A l'époque actuelle, la seule différence est que les couples se défont et se refont, mais est-ce mieux, sont-ils plus heureux pour cela??? J'ai beaucoup aimé l'idée de ce testament... il y a un hic, cette chère mme Crenverre devra partager, les nouvelles lois... Bonne continuation

    · Il y a presque 11 ans ·
    Yoda 24 04 09 002 92

    yoda

  • Description d'une vie, dont la fin recèle un (joli?) mystère! Un testament lancé vers une inconnue...

    · Il y a presque 11 ans ·
    Oiseau... 300

    astrov

  • Que c'est dommage, la qualité de l'écriture n'aurait pas laissé indifférent les membres du jury. . .C'est fou comment parfois de " la restriction née l'efficacité "

    · Il y a presque 11 ans ·
    Mains colombe 150

    psycose

  • Bonjour, En réalité il s'agissait d'un texte écrit pour un concours de nouvelle, avec une longueur mini / maxi. Mais j'ai fini de l'écrire après la date limite d'envoi des textes...

    · Il y a presque 11 ans ·
    Cc

    Christel Belle Des Champs

  • C'est impressionnant de pouvoir écrire toute une vie en dix pages !

    · Il y a presque 11 ans ·
    Mains colombe 150

    psycose

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