DANS L'OMBRE

Gabriel Desarth

 DANS L’OMBRE

    C’était un jeudi à onze heures. J’avais roulé toute la nuit. J’étais seule et j’avais peur. C’était dans une grande ville de province où je pensais ne jamais revenir. Je laissais la femme sur ma route. Je la regardais s’éloigner de moi, tandis que la petite fille, elle, réapparaissait de ses poussières glacées,  de ces antres putréfiés. Fort intérieur dévalisé, déverrouillé. Souffrance, peur, colère. Honte. Je voulais m’enfuir ; demi-tour sur cette route qui me ramène à ces quelques maux du silence. Qui me ramène à lui. Demi-tour plus que tout, mais pas assez fort. Quelque chose en moi de plus puissant encore me pousse et m’attire.

C’était au mois de juillet et j’avais chaud. Le cœur dans un étau. Sans pouvoir de fuite, ni d’abandon. Comme liée, enchaînée, malgré moi, à ce destin maudit qui me retient à lui. Irréversiblement. Lui, ce roi de malheur, vers qui je rampe ; lui, que j’aurais tué mille fois. Ce roi de haine qui sustente mes violences et mes blessures d’une douleur ineffable, sourde et félonne. 

On m’a prévenu la veille au soir, me demandant de venir immédiatement. J’ai traversé alors tous les courants de l’antarctique, mon corps tout entier se brisait comme une falaise de glace. J’ai roulé toute la nuit. Mon sang rugissait, hurlait dans un silence accablant. Le silence est un traître que je connais bien. Un ennemi inépuisable dont les morsures ont le goût de la mort.

 C’était un jeudi à onze heures, un gendarme ouvrit la porte. J’étais toute seule. Et j’avais peur.

Je suis entrée, dans ses ombres, lesquelles l’avaient caché depuis tout ce temps. Un petit appartement ordonné, propre, où rien ne traînait. Une petite table près de son lit. Ce lit où il s’était endormi. Je sentais son odeur, son parfum, chacune des effluves de son existence. Je me suis assise sur le bord du lit. La petite fille glacée s’est approchée.

Dans la nuit de ma chambre, dans l’obscurité. J’ai vu son ombre. Je l’ai vu s’avancer, venir à moi, comme la vague sur la digue. Comme le désastre d’avant le chaos. J’étais toute seule dans cette chambre devenue immense. J’étais toute seule et j’avais peur. Je l’ai vu reculer, aller et venir. Je l’ai entendu se servir un verre, s’allumer une cigarette. Le bruit du sort qui s’abat. Le poids de l’attente. Le brouhaha du silence. Il a poussé la porte, dans l’ombre où ma vie s’est tuée. Il a fermé la porte. Il est venu. De tout son corps gigantesque, s’emparer de moi. De mon enfance. De ma chair. De ma bouche. J’étais seule et j’étais morte.

Fleurs de chagrin sur mes plaines d’entrailles. Fleurs de misère sur mon lit déchiré. Se meurt une innocence dans l’ombre et le silence d’un roi venu du néant.

        Roi assassin, dévoyé. « Ô papa ! Dis papa, pourquoi ces maux là ? Je ne comprends pas. »

J’ai vu ces ombres cent fois. Mille fois. Paralysée, figée dans mes draps souillés

On ne peut rien contre ces rois. Ils ont le pouvoir du silence. Celui qui résonne dans l’ombre. Infâme. L’enfance passe mais la douleur reste.

        Je regardais les murs de sa chambre, les cloisons de sa vie. Ceux devant lesquels il se couchait chaque soir.

« Ô papa, dis moi pourquoi ces gestes là ? »

J’ai ouvert un tiroir, pour voir, par hasard. J’ai ouvert, il y avait une photo. Ô vents furieux et polaires, ô lames profondes, dans ces plaies qui pleurent encore son nom.

Braises ardentes, ces mots, qui dévalaient de sa bouche comme des morsures venimeuses. Ces ecchymoses au passage de ses mains.

« Dis papa, dis moi pourquoi .»

A chaque seconde de ma vie, j’entends encore son souffle meurtrier. Chaque matin je me réveille avec ce sabre dans mon ventre .

        C’était un jeudi à onze heures ; on m’avait demandé de venir au plus vite. Il ne supportait plus de vivre.

Moi qui l’avait tué mille fois, sans jamais parvenir à me débarrasser de ces souvenirs hideux.

Non je ne lui pardonnerai pas. J’aurais voulu être celle qui lui arrache le souffle. Une agonie lancinante, comme il était la mienne. J’aurais voulu être sa souffrance, comme ces nuits de l’enfance vomissent la mienne. Ronger sa peau centimètre par centimètre, dévorer sa chair. Devenir à mon tour ce barbare sanguinaire qu’il s’était proclamé.

Lui que je devais aimer pour avoir gardé sous silence ses empreintes. Lui que je n’ai jamais trahi, envers et contre moi-même. Mille fois morte pour ce secret. Taire les mots qui auraient pu désavouer mon amour pour lui. Se taire pour garder son amour. Se taire au prix de me perdre, et m’oublier dans une illusion enfantine.

Qu’ils font mal les maux du silence.

Dans ce tiroir, j’ai trouvé une photo de moi.

« Dis papa, ô dis moi pourquoi cette ombre dans mes nuits ? ».

J’étais toute seule et j’avais peur.

Ô cet amour que je tiens, in petto. Cet amour, cet inlandsis fait d’ombres et de malheur. Ce récif infaillible qui nous lie.

Entre mes mains cette photo de moi qu’il a serré mille fois.

Ô cette haine qui n’en est pas, qui me rend coupable de l’aimer. Ce douloureux mensonge qui m’accompagne depuis que je suis toute petite. Ce roi éteint, à qui je n’ai rien dit.

Je voudrais être dans son sommeil et le bercer de mon pardon.

  • La blessure de l'inceste, inavouable, ce père qui doit protéger son enfant et c'est lui qui la déchire. Comment pardonner, comment oublier et vivre une vie normale, celle d'une femme heureuse. Très bien, de ce mettre dans la peau d'une femme.

    · Il y a plus de 12 ans ·
    Moi

    Yvette Dujardin

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