De la chute des reins

fionavanessa

Début

Dahlia avait eu quarante ans. Elle et Gérald. Ils habitaient Le Bouscat, avec les jumeaux et la petite Anouk.

Un pavillon à crédit, avec femme de ménage et jardinier à tout faire.

Dahlia n'était pas dépensière et c'est elle qui tenait, non qui serrait, les cordons de la bourse du ménage. Elle avait un trois-quarts-temps dans une administration de la banlieue bordelaise, elle remplaçait, gardait les affaires courantes en forme. Quand son contrat aurait expiré, une fois la collègue revenue de l'île de la dépression nerveuse, elle enchaînerait avec le congé maternité de la standardiste, son supérieur l'avait déjà évoqué, et devant elle. Des années que ce provisoire durait. Dahlia pouvait aller chercher ses enfants à l'école, rivaliser verbalement avec ses voisines de quartier en potins de bureau. Et puis il y avait Gérald. Gérald le cadre le moins récompensé de sa boîte, qui se tuait à la tâche pour ses enfants, son crédit à assumer. Gérald, en qui elle pouvait royalement déposer toute sa frustration sans qu'il ne dît mot.

Il y avait eu un temps où Gérald se serait mis en quatre pour son épouse. Mais il fallait croire que le regard de celle-ci l'avait eu à l'usure.  Cela avait dû commencer quand  son collaborateur eut une promotion. Lorsqu'elle le toisa sans ciller, il comprit l'étendue de sa  convoitise, du désir d'ascension sociale de sa moitié. Gérald et son côté rêveur  ne la firent rêver qu'un temps. Elle se figura qu'il avait raté le coche. Maintenant il redoutait un simple regard de Dahlia, noir comme un roman de Dashiell Hammett. L'idée de la véranda, Dahlia. Du jardin paysagé et de l'école privée des jumeaux, Dahlia. Des vacances dans les Pyrénées en hiver et sur la côte des Basques  en été, Dahlia.

L'abonnement  à l'opéra, Gérald. Ne pas avoir à avancer d'arguments. S'évader dans la délicieuse musique. Car Dahlia était plutôt du genre Céline Dion. Et trouvait ses goûts d'un ringard ! Ne l'accompagnait jamais.  A Pâques il intronisa les jumeaux, avec Don Giovanni de Mozart. Il fut leur cheval de rodéo, leur punching ball de fête foraine, leur trois-mâts en partance pour la Nouvelle-Angleterre qu'en bons pirates  ils assaillirent le samedi. Mais Louis et Bastien grandissaient et leur enfance choirait bientôt comme une mue de serpent, alors il se fit un plaisant devoir de les initier à la grande musique, aux musées.

 

Avant la naissance d'Anouk, il n'y eut pas que l'opéra qui fasse rêver Gérald. La volupté d'un aria n'avait d'égale pour lui que l'animation d'une gorge satinée, la chaloupe d'une déambulation gracieuse.

Il y eut Gina, la toute blonde trentenaire, dont il s'était longtemps régalé des yeux.  Puisque la jolie assistante de direction honorait les réunions hebdomadaires de sa présence bienveillante. Ils avaient fini par lier connaissance, il l' invita à la première de Pelléas et Mélisande, puis la fréquenta assidûment par tous les angles. Mais Gina larmoyait de ne pas connaître ses garçons, de ne jamais partir en ballade du dimanche avec lui ni de le trouver dans son lit au réveil. Et surtout, le désir d'enfant la tannait. Elle s' évapora.

Gérald avait eu des remords. Sa bourgeoise, le sentant soudain plus malléable, lui  mit le grappin dessus un vendredi soir où il rentrait d'un after work bien arrosé, et s'imposa  à lui sans dessous en le tenant par les bourses.

Il adorait sa fille, qui à cinq ans avait déjà la tête sur les épaules. Mais il adopta,  à l'encontre de son épouse, la stratégie du convertible à part et la politique du dos tourné. Il émergeait de son bureau pour les goûters et les parties de cache-cache endiablées.

Et puis, la boulangerie du boulevard  changea d'enseigne. Et il avait vu Blanche.  De jour ou de nuit, la nouvelle venue ne compta plus ses heures pour gratifier ses clients d'une généreuse tourte aux accents rustiques, d'une baguette à l'épeautre à damner un saint, d'un pain aux fruits secs très attendu par ses fidèles chaque dimanche matin. Gérald fut de toutes ses fournées. Ses petits apprirent les senteurs de noisette d'une brioche fraîche, et une bonne partie de la boîte ses cannelés incontournables et divins, ou bien le paradis plus exotique d'une fougasse à l'eau de fleur d'oranger. Il eut vite glané par bribes comment Blanche s'était trouvée dans le pétrin d'un mariage malheureux, comment elle avait  élevé ses enfants presque toute seule, que ceux-ci avaient désormais quitté le nid. Et Blanche aussi. C'était une bonne pâte qui ne connaissait pas le monde acerbe et castrateur de Dahlia. Le levain du mariage n'avait pas pris, par dépit, elle était partie. Par élégance aussi. Pour éviter la violence. Ou l'indifférence. Blanche ne croyait plus qu'en son pain, ne posa aucune question et revêtit une joie toute neuve à être cette mie fournie en parfums et bien alvéolée dont Gérald put tâter. Une chute de reins offerte de bon coeur, où ne fleurissait pas l'ombre d'un dénigrement.

Dans le giron légèrement enfariné de la boulangère, Gérald s'envolait. Ainsi que les vexations redondantes de son boss et de Dahlia. Ceux-ci se renvoyaient la balle depuis des années dans une gigantesque partie où le ping pong de service, c'était Gérald.

Mais il n'avait pas été une bille quand il s'était agi de tenir la dragée haute à sa mitronne, et les heures passées au fournil furent tout sauf inutiles. Comme elle n'en sortait que rarement, il lui prépara des compilations musicales, il lui commenta les journaux. Il devint l'oreille où elle déposait  le récit de ses ingéniosités pâtissières.  Il fut heureux d'être pour elle un palais, un nez, de lui prêter main-forte afin d'emprunter en sa compagnie les  chemins sinueux de la créativité.

Mais Blanche, au fil des jours, se réveillait de plus en plus tôt, et sous son œil vif se creusait le cerne noir des questions tues dans l'œuf.

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