De l'eau. [Défi N°17/ "Jetez l'Encre!"]
rafistoleuse
Plus de cinq heures sous la douche. L'eau est si chaude. Elle ne sent plus le liquide brûlant ruisselant sur sa peau. Un flacon de gel douche vide traîne à ses pieds. Non elle ne se sent pas propre. Se sentira-t-elle encore propre un jour ? Alors elle frotte encore et encore, chaque petite parcelle de peau. Elle frotte de toutes ses forces, ses larmes se mêlent à l'eau. Elle voudrait croire que tout ça n’a été qu'un mauvais rêve, mais c'est absolument impossible. Elle a encore sur sa peau la sensation de ses doigts râpeux qui parcourent son corps. Frissons de dégoût. Elle revoit sa cicatrice à l'avant-bras. Et son regard. Son regard est ancré dans son esprit. Elle n'oubliera pas. Elle voudrait devenir eau. Une flaque d'eau qui se laisserait mourir sous le soleil d'un matin de juillet. Il lui semble que sa chair est encore imprégnée de son parfum bon marché. Elle continue à frotter sa peau déjà rougie. Rien n'y fait, son cerveau a le dessus. Elle qui s'était toujours considérée comme chanceuse d'avoir une mémoire incroyable, aujourd'hui, elle donnerait tout pour oublier. Effacer sa mémoire comme on efface un disque dur. Réinstaller les programmes les plus importants pour fonctionner correctement. Il l'a détruite. Elle se sent si petite, encore plus fragile qu'elle ne l'était auparavant. Elle voudrait redevenir une enfant. Courir dans les bras de sa mère, demander à son père de la pousser sur la balançoire. Et rire aux éclats. Les étoiles qu'elle avait dans les yeux ont disparu. Pourquoi elle ? Pourquoi maintenant ? Elle se sent coupable. Dégoûtée. Sale. Et il y a lui. Thibault. Lui qui ne saura rien.
« - Kat, t'es là ? »
Elle respire un bon coup et éteint l'eau.
« - Je suis sous la douche, j'arrive dans une minute. »
Elle sort de la douche, attrape une serviette. Elle croise furtivement sa propre image dans le miroir. Tout son corps tremble.
« - Kat, ça va pas ? Tu n’as pas l'air bien...
- Si si, juste un peu fatiguée.»
Il approcha sa main pour repousser une boucle de ses cheveux dégoulinant d'eau, elle détourna la tête brusquement.
«- Faut que je m'habille !
- Une minute, t'es encore toute trempée...
- Me touche pas... Enfin je veux dire, j'ai froid ... Je... J'vais m'habiller !
- Kat .. . »
***
Kat avait toujours été une fille qui sait rêver. Pas dans la lune, qui se laisse emportée par des souhaits impossibles. Plutôt une fille qui a le courage de se donner les moyens de faire de sa vie ce qu’elle veut. De toujours aller plus loin. Elle s’était toujours sentie en décalage avec les gens qui l’entourait, son paysage quotidien lui semblait éloigné d’elle, depuis toujours. Elle n’était pas seule, elle ne se sentait juste pas tout à fait dans son élément. Une île, le soleil, les cartes postales dont tout le monde rêve. Elle avait toujours vécu ici et elle avait conscience de sa chance. Mais elle était désormais bien décidée à partir pour l’effervescence de la grande ville. Elle voulait que ça bouge que ça pétille dans tous les sens. Elle voulait le tourbillon, la décadence. Et au fil des mois passés à chercher l’étincelle, elle avait trouvé l’eau.
Thibault était tout ce qu’elle n’attendait pas, tout ce qu’elle craignait, même. Le petit mec tranquille, avec une vie tranquille, des emmerdes tranquilles. Ils s’étaient rencontrés à la laverie de la résidence universitaire. Alors que bon nombre d’étudiants préféraient lancer leurs machines et revenir plus tard. Elle passait son temps assise sur son sac de courses qu’elle utilisait comme sac de lessive, en tailleur au milieu des quatre tambours. Ca résonnait. Ca claquait. C’était sa bulle. C’était le temps qu’elle prenait pour ne rien faire. C’était vital. Et un matin. Ce cocon bruyant fut bouleversé par son silence à lui.
***
Elle avait déjà filé dans sa chambre. Elle était au bord des larmes. Elle pria pour qu'il n'ait pas eu le temps de voir les bleus et blessures qui recouvrent son corps. Elle enfila un jean non sans douleur et doubla son tee-shirt.
«- Je t'ai fait un café.
- T'as mis du lait...
- J'ai mis du lait.
Un sourire fragile apparut. Il n'a pas oublié. C'était tout bête. Et pourtant elle y accorda autant d'importance que possible. Parce qu'elle en avait besoin. De se raccrocher à chaque petit rien.
-T'es adorable...
-Pourquoi ?
-Pour tout.
- Si tu veux un bout de ce gâteau, attrape moi ! »
Il fit semblant de courir vite dans l’appartement pour qu’elle le rattrape. Il riait. Un peu parce que ça l’amusait. Mais surtout parce qu’il la voyait sourire. Il eut vite fait d’oublier la tristesse qu’il avait décelée dans son regard. Il se rassura en disant qu’il avait confondu avec de la fatigue.
Elle souriait. Inlassablement. Elle savait que si elle s’arrêtait de le faire, les larmes se bousculeraient sur ses joues. Lui. Elle puisait au fond d’elle une force insoupçonnée pour ne pas s’effondrer. Il ne devinait pas le quart de la douleur dont Kat était assaillie à ce moment là. C’est que c’était du travail bien fait. Mais il y a une chose que Kat savait bien. Peu importe le nombre de couches de peinture, un mur fissuré le reste. Ce serait illusoire de croire qu’il est possible de le cacher indéfiniment. Et là ce n’était plus de simples fissures mais de véritables ruines.
Y'a pas d'mot, c'est fort, c'est beau. J'adore.
· Il y a environ 10 ans ·dreamcatcher
Merci ... :)
· Il y a environ 10 ans ·rafistoleuse
Il me semble que c'est à nous dire merci.
· Il y a environ 11 ans ·Alors, merci
sandocha
Terrible rencontre! La façon dont tu narres fait penser à une histoire vécue, tu ressens si bien et tu restitues comme une réalité
· Il y a environ 11 ans ·yoda
Un réalisme très cruel, Il ne faut pas fermer les yeux: des Kats, il y en a légions, qui cherchent à masquer leur souffrance. Y arrivent parfois trop bien, jusqu'à s'effondrer dans leurs ruines. Mais, les monstres inhumains qui les ont cassées, on en fait quoi?
· Il y a environ 11 ans ·astrov
Oui, c'est bien ça le pire, il y en a qui continuent à courir, manger, dormir, vivre comme si. Comme si ce qu'ils avaient fait n'était rien.
· Il y a environ 11 ans ·Merci Astrov.
rafistoleuse