De mémoire de singe

Jerome Bonnemaison

Nouvelle inspirée de "Soldats sénégalais au camp de Mailly" de Félix Vallotton Par Jérôme Bonnemaison buonacasa@hotmail.com

Elle n'est plus Ministre depuis trois heures à peine. Elle marche, ivre de déperdition nerveuse, dans ce parc du Luxembourg où elle ne vient jamais ; ne sait pas comment elle en est arrivée à ce point. Son portable crépite depuis son passage à l'acte, de toute sa rage. Animale.

Elle leur aura donné raison pense t-elle, mais tant pis.

La "séquence" a été trop pénible. La Ministre ne dormait plus. Le mot Singe résonnait sans sa tête. Elle se voyait, dans un demi éveil ambivalent, guenon habillée en tailleur. Errant au Palais Bourbon, ramassant les cacahouètes des hommes blancs, gris, produits en série. Masques de silicone sur cintres. Elle a fini par briser le jeu. Son instinct a voulu provoquer un choc.

Au faux réveil de l'insomnie, elle a écouté la radio depuis sa salle de bains, dans sa nuisette parme soulignant qu'elle est femme, envers et contre tout. Elle s'imaginait, dans la glace, avec les seins pendants d'une guenon. La dignité, voila ce qu'on tente de lui arracher. Intelligence innée de la perversité.

Lui est alors revenue cette histoire entendue dans un retour de train de Bordeaux. Elle y était allée, alors Députée d'Outre Mer, pour discuter avec le comité chargé de la mémoire de l'esclavage.

Les détails de son récit ont émergé par bouffées, comme une brume de la langueur hivernale du voyage. Le conteur s'appelait Kassim Fofana, Directeur Régional de la Sonacotra. Un visage rond, lisse, apaisant, d'où brillaient des yeux teinte d'empathie, encadrés de pattes de poulet raturant un visage à la peau foncée.

Son arrière grand-père s'appelait Achille Fofana. Il était tirailleur, survivant de la grande guerre.

Printemps 17. Achille rejoint le 61 eme bataillon de tirailleurs sénégalais entre Reims et Soissons. Il n'a pas peur d'affronter les diables blonds, mais ici ça ne ressemble pas à son pays. Achille n'imaginait pas un ciel aussi sombre et bas, un sol aussi mou. Il tremble de froid. Un envoyé du général Mangin est venu expliquer qu'on allait bientôt terminer la guerre. Il suffit de monter sur le plateau, de percer, et on ira à Berlin. Les tirailleurs seront bientôt chez eux, deviendront français. Ce sera plus facile que de chasser le tigre a ajouté le caporal.

Dans le bataillon, il y a Youssouf. Un géant épais comme un de ces arbres déracinés. Charismatique, fier, arrogant. Il a précisé au caporal Buisson qu'il n'y avait aucun tigre en Afrique. Youssouf file entre les balles, qu'il affronte la poitrine gonflée. "Laissez faire" dit-il. Achille est à côté de Youssouf dans la tranchée . Le géant rassure, même le caporal Buisson, huissier de justice à Alençon.

Ils sont là serrés, dix huit sénégalais. Parmi les deux dizaines de milliers de tirailleurs sur le front de l'Aisne.

Ce 16 avril, la tranchée va monter au feu, avec un objectif : gagner 100 mètres toutes les trois heures. Achille est décidé à filer Youssouf, protégé par on ne sait qui, les djinns ou la Vierge Marie, les deux.

La Ministre, femme inéluctablement noire, signe des parapheurs, à la dizaine. Le décorum de la souveraineté, toujours, que l'on préserve malgré l'impuissance. Un journaliste l'appelle : portera t-elle plainte contre la Sénatrice qui l'a comparée à un babouin sur une radio ? Non, car c'est notre sort à tous, pas un litige civil. C'est politiquement qu'elle combattra. Elle regarde ses bras et se voit pousser des poils.

La terre est épileptique. Achille entend à peine les sifflets lançant l'assaut, il se cale derrière Youssouf. Ses jambes pèsent des tonnes, il s'enfonce. On dirait que les allemands dorment. Youssouf bondit, échappant à la gravité, décryptant un langage du champ de bataille connu de lui seul. Et puis c'est la guerre.

Le feu partout, en boule, spirale, vrille, fontaine. Tympans pulvérisés et cerveau électrocuté, Achille comprend que Youssouf chasse, traque les mitrailleuses embusquées, décapite les tireurs à coups de pied ou d'un tir sûr, comme à la foire de Nice. Les corps s'affaissent, on ne voit rien sauf broderies de sang. Les allemands sont incrustés sur le plateau. Youssouf, Achille et d'autres échouent dans un cloaque. Achille écrase des yeux pendants en se relevant. Youssouf recule, marche en crabe. On se regroupe. On n'a pas franchi 500 mètres. Ca monte maintenant. Qui tient les hauts tient les bas dit Youssouf, pas essoufflé.

La Ministre déjeune avec le Directeur de la Police Judiciaire. Il examine les tresses serrées qui dessinent joliment sa tête. "Il se dit quelle rastaquouère" songe la Ministre. Elle n'a pu s'empêcher, dans la voiture, de lire les forums. Les insultes pleuvent, non censurées. Le niveau de tolérance est très élevé car les digues ont sauté. On lui conseille de s'entraîner à dire les consonnes avant de diriger la France.

On doit aller jusqu'à Vauxaillon et Lafaux. Youssouf a rassemblé les camarades et leur explique que pour vivre on doit tuer. On repart de l'avant. Le caporal Buisson est là, hagard, assis dos à un mort allemand. Il regarde la carte ensanglantée, noir lui aussi, de boue et cendre. Youssouf essaie de le relever, mais Buisson le repousse. Une fois, deux, trois fois.

Le colosse attrape le sous officier par le col, le remet sur pattes, ordonne "montre le chemin, chef !", injonction suivie d'un beau coup de pied au fondement.

Buisson se réveille, trépigne et hurle " tu le paieras espèce de singe !".

On n'épilogue pas, ça fend l'air. La vie est un métal glacé et coupant dont on s'éventre. Comment le corps reste -t-il intègre, ne se dissout-il pas ? Le corps a ses raisons. La vie est prodigalité.

La neige, ironique, tombe. Le monde s'acharne. Achille ne l'avait jamais vue la manne blanche de mort. Il ne sent pas son corps et pourtant ses jambes le portent. Il ne parvient plus à cligner des yeux. Glaçons de larmes.

En fin d'après-midi, les tirailleurs ont conquis le lieu dit "Le mont des singes". Buisson rigole : "Soldats, nul ne vous en délogera, vous êtes chez vous !". De la tranchée, personne n'est mort ! C'est un miracle. Les Dames du Chemin étaient assassines. Plus d'un tiers du bataillon reste allongé, déchiqueté, évaporé, dans la montée vers cet olympe piteux.

On s'aventure jusqu'à une ferme à Moisy, car Youssouf a envie de voir l'Allemagne dans les yeux. Mais il faut reculer, le front n'est pas consolidé.

La Ministre pleure un instant, aux toilettes du Ministère. Elle est noire, noire, noire, noire. Elle voudrait l'oublier.

Le 5 mai, on repart, on reprend la ferme. Achille est devant la dernière tranchée conquise, son fusil en joue. Il cherche des survivants allemands. C'est là qu'il reçoit une balle dans l'épaule. Il ne se rappelle plus de rien ensuite. Il voit juste les guêtres de Youssouf.

Quand Achille revient dans le bataillon en août, il ne retrouve pas ses compagnons. Ils se sont révoltés, car on leur a demandé de monter encore en première ligne. C'est Youssouf le premier qui a crié : "jamais repos, toujours faire la guerre, toujours tuer noirs". Buisson recevra encore un coup de pied, mais cette fois ci il ne reviendra pas seul.

Achille verra de loin ses frères attendant au pâlichon soleil le verdict du tribunal militaire. Ils sont seize, à patienter sereinement, en tailleur ou affalés, certains flânant. Qu'ont ils à craindre ? La mort ils la connaissent. Ils ont l'air de s'ennuyer, silencieux. Ils ne paient pas de mine, ces tueurs longilignes.

La "cage des Singes", comme on l'appelle dans l'armée Mangin, est bien paisible. Le tribunal a séparé le meneur, Youssouf, pour le juger. Ses camarades espèrent de ses nouvelles.

Achille racontera à son petit fils l'histoire des singes du 61eme bataillon. Mutins, mais courageux. Mutins car courageux. Il évoquera Youssouf, le fusillé du bataillon.

Depuis lors, quand Achille éprouvait un découragement, il convoquait Youssouf. Ses yeux rusés et calmes , sa manière de ne pas être affecté par la guerre, en apparence. "Youssouf est toujours devant moi" disait simplement Achille.

La Ministre s'installe au banc du gouvernement . Elle songe à ces Singes des neiges d'antan. Elle revoit ce tableau étrange de Félix Valloton figurant des tirailleurs à l'attente. Un tableau de tristesse muette et d'ennui, semblant dire que la vraie esthétique de guerre est morosité. Elle l'a vu au Grand Palais, troublée par les similitudes avec l'histoire du train. Il traversait des terres boueuses comme le chemin des dames, franchissait des ponts construits par des singes.

Un député l'interroge sur le programme de construction des prisons. La Ministre prend la parole, et explique que l'enfermement n'est pas l'unique réponse.

Alors elle entend crier dans l'hémicycle : "emmenez les voyous avec vous sous les cocotiers !".

Elle se raidit, cesse de parler. Elle cherche celui qui a éructé, ne le trouve pas. Mais tout se bouscule très vite dans la pensée de la Ministre, et sa parole va tonner.

Elle se penche au micro, prend son accent le plus prononcé, et dit en regardant autoritairement l'assistance :

" Missié li pétit blanc, li grosse singe il va ti mangé !".

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