Demain j'irai bosser
raphaeld
Ça fait trois jours que j'ai appelé mon boss pour lui dire que j'étais malade. Trois jours que je regarde la poussière s'accumuler sur les meubles, que j'écoute le tumulte du trafic du boulevard, sous mes fenêtres. Trois jours que je me demande quand les voitures arrêteront de passer, quand j'aurai la force de me lever pour prendre un aspirateur. Trois jours que bouffe des pâtes et des chips, que je bois du vin bon marché du super U. J'avais des projets pourtant…
Aller voir le médecin, bien sûr.
Passer chez le coiffeur, puis m'acheter des fringues pour porter autre chose que des pantalons troués.
Bouquiner, régler son compte à ce pavé qui s'éternise sur ma table de nuit depuis septembre.
Aller courir, je suis pas si malade que ça.
Ecrire un peu, juste pour l'honneur, même si j'y crois plus trop.
Mais il y a trois jours, à peine le téléphone raccroché, je me suis enfoncé dans le canapé, j'ai allumé l'ordinateur, et j'ai regardé des séries et joué à des jeux vidéo. Ça me détend, j'y peux rien, et c'est comme une drogue. Une fois commencé, plus possible de s'arrêter jusqu'au moment où je vais me coucher avec un mal de crâne et les yeux éblouis par l'écran que j'ai passé la majeure partie de la journée à regarder.
Trois soirs que je fais les comptes, que je me dis qu'il faut que quelque chose change. Que demain je me prendrai en main. Que je lis un truc pas trop con, et que je me dis : « Voilà ! une cause qui peut être la mienne ! » Une cause, voilà ce qu'il me manque.
Le problème, c'est que la nature – ou la société – n'a pas fait le choix de la cause à ma place. Je me dis que ce serait plus simple dans la peau de quelqu'un d'autre. Je suis trop riche pour condamner le néolibéralisme, trop pauvre pour protester contre les taxes, trop blanc pour lutter contre le racisme latent institutionnalisé, trop basané pour défendre l'identité française… Trop jeune pour m'insurger contre la négligence dont souffrent les vieux, trop vieux pour m'indigner à propos du dernier clip des enfoirés. Trop de gauche, trop de droite, trop petit et trop grand. Et pour ne rien arranger je suis un mec, un hétéro. Je suis un féministe flemmard et s'il m'arrive de signer des pétitions pour les droits des lesbiennes, gays, bi et trans, mon combat sur ce terrain-là ne porte pas plus loin.
Il m'arrive de me la chercher cette cause de temps en temps, toutes les trente minutes environ – entre deux parties. Puis la suivante commence et je n'y pense plus, et le tapis de poussière s'épaissit sur les meubles. Je me dis qu'il faudrait que je balance mon ordinateur dans le canal, au moins ce serait réglé, plus de distraction. Il faudrait peut-être aussi que je sorte de Paris, de sa pollution atmosphérique et sonore. Mes poumons s'affaiblissent de jour en jour, et avec eux mes ambitions.
Je vais bien finir par me rendre à l'évidence, que je suis né pour ne rien faire que bosser et consommer, des chips et du vin et des séries et des jeux vidéo. Que je manque de volonté, d'ambition, tout ça m'a quitté progressivement après mes vingt ans.
Après tout c'est cohérent avec ma vision d'athée endurci ; il n'y a de sens à rien, pas à l'ordre des choses, pas aux lois de la physique, et surtout pas à ma misérable existence. Il n'y a rien de supérieur, pas de cause ultime. J'aurais pu être chanteur ou écrivain, à quoi ça m'aurait avancé ? J'aurais toujours regretté de ne pas avoir pu en faire plus, de ne pas en dire assez. De ne pas toucher assez de gens, ou au contraire trop…
Mes bonnes résolutions se résument en général à verser le lait avant les céréales ou de toujours me lever du pied droit ; parce que je n'y crois pas vraiment. J'admire ceux et celles qui se fixent de vrais objectifs, et qui les tiennent, ne serait-ce que pour deux semaines. Regardez les jardins du Luxembourg. Même sous mes fenêtres, sur le boulevard y'a toujours beaucoup plus de joggeurs début janvier. Je les regarde en versant mon lait puis mes céréales en me disant que c'est des pigeons. Mais au bout du compte, c'est moi qui me gorge d'illusions. Mes projets sont voués à toujours être reportés au lendemain, lorsque j'aurai balancé cette saloperie d'ordinateur dans le canal. Je déblatère de plus en plus de banalités. Jugez par vous-même : « C'est toujours trop court, et à la fin y'a toujours des regrets ! » - merde, même ce texte en est truffé.
Trois jours que je pourris au fond de mon canapé avec la poussière qui s'accumule dans mon appartement. Les pots d'échappement qui vrombissent et me tiennent éveillé, et qui crachent leurs particules fines jusque dans mes poumons. De toute façon, à quoi bon ?
Demain j'irai bosser.
j'aime beaucoup !
· Il y a plus de 6 ans ·Los Weirdos
Super texte ! Insatisfaction et procrastination font mauvais ménage mais sont souvent inséparables !
· Il y a plus de 6 ans ·muri-elle
Super texte !... j'ai le même problème (sans les jeux vidéo) je vais écrire, je vais peindre... et les heures passent devant l'ordinateur... mais demain c'est sûr, je m'y remets, demain sûrement ;-))
· Il y a presque 8 ans ·Maud Garnier
Bravo pour ce texte! tu as un style vif et accrocheur... et ça a l'air tellement facile à écrire! :) je rejoins le commentaire d'ade. On y retrouve ces fameux questions "existensielles", traitées dans un style plutôt "humoristique". Enfin je trouve personnellement... J'ai lu ton texte comme on boit du petit lait! Hop je m'en vais lire tes autres "productions" :)
· Il y a plus de 8 ans ·frenchysparrow
Un bon texte ! Du coup on a envie de réagir !
· Il y a plus de 8 ans ·Ana Lisa Sorano
J'aime vraiment beaucoup !! C'est drôle mais pas que...on se retrouve dans ces questions ou quêtes existentielles ...j'aime ...bon allez je vais bosser ..lol
· Il y a plus de 9 ans ·ade
J'adore.
· Il y a plus de 9 ans ·Fais un don du sang tous les ans, c'est déjà une (bonne) BA :)
dreamcatcher
moi je dis chiche ! "j'aurai balancé cette saloperie d'ordinateur dans le canal" le reste c'est du baratin :D
· Il y a plus de 9 ans ·ma soeur un jour a filé un grand coup de latte ds la Tv car elle supportait plus que son mec reste scotché devant comme un poisson, depuis je lui voue une grande admiration :)
Sophie Marchand
Admirative moi aussi !
· Il y a plus de 8 ans ·Ana Lisa Sorano
super! bravo! un style brillant, un portrait drôle et vrai, des idées qu'on comprend tout de suite. J'envie ta facilité à être écrivain.
· Il y a plus de 9 ans ·elisabetha