Joey, à travers le silence

saul-t-river

De Soto, Iowa.

Nous avons roulé jusqu'au soir, sous un soleil accablant, puis nous nous sommes arrêtés devant un motel.

Un jeune homme aux yeux de chat nous a regardé sortir de la voiture. Le capot de la camry étincelait et j'ai tourné la tête vers Joey. Les yeux plissés, il souriait, et le type lui a retourné son sourire.

Je suis entré dans le bâtiment pour réserver une chambre. Le jeune homme me suivait du regard. Et quand je suis ressorti, Joey et lui fumaient en riant. Je me suis approché d'eux. Aussitôt, ils ont cessé de parler. J'ai dit qu'il faisait chaud, parce que je ne savais pas quoi dire d'autre. Joey m'a adressé un clin d'oeil. J'ai demandé : « Vous n'avez pas soif? » et je me suis tu. Puis je suis allé acheter des sodas.

Dans mon dos, j'ai senti leurs regards.

Paquito plaisait à Joey. C'était une adorable petite tapette mexicaine à la peau brune d'indien, aux dents saines et au sourire d'ange.

Nous avons vidé nos boîtes de coca et nous sommes montés dans la chambre.

 Nous étions nus, tous les trois, étendus sur le lit.

Dehors, une auto s'est parquée. Le gravier crissait. Puis une portière a claqué, comme un coup de tonnerre.

À côté de moi, ils se sont embrassés, et j'ai regardé le mur.

Sur le mur, il y avait des poissons de lumière, devant lesquels nageaient du plancton de poussière. Joey a posé sa main sur mon sexe et j'ai détourné le regard. Je l'ai entendu sourire.

À ce moment-là, Paquito s'est déplacé. Il a sucé Joey puis il s'est laissé prendre. Il gémissait et c'était comme un chant d'amour. Je le voyais tanguer, la tête portée en arrière et les yeux mi-clos, en avant, en arrière, et j'ai songé aux Dieux aztèques, à Huitzilopochtli, à l'empereur Cuauthémoc régnant sur des cités d'ambre et de miel.

Joey souriait et Paquito geignait, comme le ferait un enfant parvenu au bout de sa détresse. Alors j'ai eu froid. J'aurais voulu tout arrêter. Faire comme si rien de tout ça n'était arrivé. Prendre Joey dans mes bras, et lui parler d'amour.

D'amour.

Un court instant, Paquito a tourné son visage crispé vers l'oeil mort de la télévision. À la vue de son profil d'indien, intense et sombre, j'ai baissé les yeux.

La lumière déclinait.

Quand est venu mon tour, je me suis accroché à ses hanches, et j'ai galopé, galopé. J'ai galopé pour forcer le plaisir. Les mains avides de Joey parcouraient mon corps vibrant.

J'aurais voulu lui parler d'amour.

Enfin, j'ai joui sous sa caresse, à bout de souffle, sous ses morsures, en murmurant son nom. Joey... J'avais oublié Paquito. J'ai joui puis je me suis retiré, suffoquant de mélancolie, et je me suis allongé aussi loin que possible d'eux, eux qui couraient encore sur les plaines sauvages du désir, vers leur septième ciel.

J'ai ouvert les yeux. Je me trouvais au cœur de la nuit. J'avais dormi quelques heures.

Accoudé à la fenêtre, Joey flottait, nu, dans l'odeur âcre d'un joint. Il baignait dans une clarté fantomatique, brouillée, qui déposait, sur les arêtes de son visage, sur ses épaules et ses hanches d'éphèbe, un voile de poussière laiteuse. 

 « Joey, Joey... M'entends-tu à travers le silence ?»

Je l'ai regardé fumer sans rien dire. Toute mon âme convergeait vers son corps décontracté. Tout mon amour, tout mon désir. Les sentiments que j'éprouvais pour lui me débordaient, plus vastes que la terre. À cet instant précis, j'étais persuadé d'avoir accéder à l'harmonie universelle. Un cocktail d'émotions qui émanaient de moi, de lui, et des millions d'âmes frémissantes, dans la nuit américaine, pour tendre vers cette chambre bulle de savon. 

Nous dérivions, et tout était comme ce devait être.

J'ai laissé glisser mon regard sur son dos, vers ses fesses. Et je n'ai rien dit. Je me suis redressé sur un coude et la lune s'est déplacée sur sa peau, révélant d'autres contours, d'autres pensées. Des bordées de « peut-être » ont jailli des ombres de son corps. Puis l'obscurité s'est installée. 

Près de moi, Paquito soufflait doucement dans son sommeil. « Pfff, pfff », des tout petits soupirs d'ange.

Soudain, un coup de tonnerre a éclaté. Comme un signal de départ. Joey s'est retourné, transfiguré, et nos regards se sont croisés dans l'instantanéité limpide d'un éclair. 

Je crois que nous n'avons rien dit. J'ai fermé ma valise puis nous sommes sortis sous la pluie crépitante. Nos pas dans le gravier écrivaient des adieux adressés au reste du monde. 

Me retournant, j'ai cru apercevoir le regard triste de Paquito, à la fenêtre. Puis je me suis engouffré dans la voiture.

 « Adieu Paquito. »


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