Diagnostic

Robert Arnaud Gauvain

Diagnostic

 

Si j’ étais un bobo obsédé par l’envie de rester branché malgré les tempes grisonnantes, le 4x4 et les mômes en école privée, courant après le TGV du parler jeune avec deux ou trois gares de retard, à peine franchie la porte du cabinet médical je lèverais mon bras d‘un geste sec, poing serré, parallèlement à mon corps et crierais un beau « yeeeees !» ou « ça l' fait graaaave ! » ou « c’est trop de la balle du kif de sa race ! » pour signifier ma joie. Mais je ne suis pas de ce genre-là atteint de jeunisme, tout au contraire suis-je fier d’être un con entre deux âges quand je me compare aux caducs et aux débutants.          Alors je me contente de sourire intérieurement, c’est à dire de continuer, comme toujours, à tirer une tête de six pieds de longs, mais avec en plus l’air satisfait.

            Trois semaines ! Je viens de me faire payer trois semaines ! Ca faisait longtemps que je n’avais pas réussi un coup aussi fumant ! Trois semaines ! Et après, j’ enchaînerai directement avec les vacances, soit quatre semaines et demi de farniente ! Comme le monde est beau, comme la couverture sociale est belle !

            Je monte quatre à quatre les marches jusqu’à mon appartement… si mon médecin me voyait…

            Une fois installé dans mon canapé, je sors d'un tiroir mes agendas successifs où je note consciencieusement toutes ces victoires années après années, répertoriées en trois grandes catégories comme suit, prenez des notes ça peut servir, je ne joue pas personnel, y’en aura pour tout le monde. Pour synthétiser:

1. Les raisons familliales

C'est fou ce que ma famille peut être nombreuse, c'est dingue ce que la vie de mes proches est riche d'évènements heureux ou de drames en tout genres. Le charme des mariages à la campagne, des enterrements de province et des communions, aïd el kébir ou bar-mitzva aux quatre coins du pays, c'est justement leur régularité et leur fréquence endémique. A condition de jouer serré, avec force documents à l' appui, elles sont une manne de week-end anticipés ou prolongés. Il conviendra néanmoins de tenir à jour le registre des naissances, baptêmes, mariages, divorces ou décès, afin de ne pas resservir une même obligation familiale, sous peine de se retrouver en indélicatesse avec sa hiérarchie. Il y a deux ou trois ans, par négligence, Tatie Kipique nous avait quitté pour la seconde fois... Lorsque je m'en suis aperçu, mon justificatif était déjà envoyé et j'ai senti le vent du boulet, mort d'anxiété à l' idée que le subterfuge soit découvert. Par bonheur il n'en a rien été, mais j'ai eu des sueurs froides quelques jours. Tout fut bien qui finit bien car ces angoisses qui me tordirent le ventre me permirent de rebondir sur une semaine d' arrêt-maladie (voir plus bas ) pour colites spasmodiques.

                        2. Les Impondérables de Dernière Minute

Pour les matins paresseux qu'on fait sauter au débotté ou les retards que la franchise ne pourra excuser. Ils sont très nombreux, je m'en vais vous les jeter en touffe et en vrac:

                        - les mécaniques, liés souvent à la voiture qui n' arrive pas à destination à cause des embouteillages, des bougies, du silencieux, du carburateur, du delco, d'un pneu crevé, d'une porte enfoncée, d'un autoradio volé, d'un éclat sur le pare-brise, d'un con qui s'est garé sur votre bateau, d'un contrôle de police, d'un tout petit accrochage ( Mais, si Monsieur le directeur, c'est à cet endroit-là qu' il m' a cabossé mon aile, là, plus prêt, vous le voyez?... Ah, oui je sais c'est minuscule, mais vous verriez sa voiture...), que sais-je encore...

                        - les imprévisibles, par exemple la coupure d' électricité, la perte des clés ou des papiers, le colis ultra important qui exige qu'on soit présent pour le réceptionner, ou plus héroïque, l'intervention chez les voisins pour mettre fin à une dispute ménagère qui risquait de s’étaler dans les pages fait-divers... Dans ce domaine, j'ai remarqué que lorsqu'on commence dans cette voie, les autres préfèrent penser que vous avez la scoumoune pour accumuler tout cet enchaînement de poisses ou de coïncidences, ils n' envisagent pas que vous puissiez être assez culotté pour oser ainsi mentir effrontément en évoquant des excuses de plus en plus rocambolesques. Quelqu'un d'expert en la matière déclarait que plus un mensonge est gros, plus les gens y croient facilement. L' Histoire, hélas, lui donna raison.

3.Les Arrêts Maladie

La catégorie reine, que l’on peut diviser en trois classes principales:

                        a- les justifiés, ça arrive, rien à redire à priori mais tu trouveras toujours de minables imbéciles pour se vanter d’aller bosser quand ils sont malades à crever, ce qui sous-entend évidemment que, honte à toi, tu devrais faire pareil.

                        b- les semi-justifiés, que tout travailleur sérieux rechigne à s’ offrir parce qu’il est consciencieux. Il décide donc de passer outre son état patraque, continuant son activité professionnelle comme si de rien n’était, avec même parfois un peu d’auto satisfecit de ne pas être le fossoyeur des ordonnances de 1945. Moi c’est tout le contraire, je n’ai jamais de rhume, mais toujours une rhinopharyngite aiguë, jamais d’ aérophagie, mais toujours une intoxication alimentaire virulente, jamais la crève mais toujours la grippe espagnole. Quitte à être hypocondriaque, autant que cela serve à quelque chose.

                        c- les scandaleusement injustifiés, les meilleurs, mes préférés. Celui conquis de haute lutte aujourd'hui en fait partie. Ces convalescences qui ne reposent sur rien, si ce n’est la capacité de persuasion et un talent digne de l’Actor Studio. Cet exercice est dangereux car les docteurs sont rompus aux tentatives d’intimidation de leurs patients. Ce type de grand oral s’ apparente à une audition : si vous faites un four, vous déclencherez l’ ire de votre unique spectateur, qui justement n’est pas très bon public et vous foutra dehors en grommelant que c’est mauvais, vous êtes un cabot, et d’ailleurs on n’y croit pas une seconde parce que vous surjouez le personnage. Remboursez, remboursez ! Remboursez le trou de la Sécu ! Heureusement pour ma personne, je suis un adepte de Lee Strasberg, je puise en mon vécu pour des compositions souvent réussies, parfois mémorables. Ah, quand vous sortez sous les bravos et les vivas après votre troisième rappel, ça vaut tous les bonheurs du monde ! Ce tabac-là, il est vraiment bon à la santé ! Vous vous dites que toutes ces années de travail (enfin... oui et non, justement...) et de répétitions ont fini par vous offrir un joyau inestimable: la reconnaissance du public. Des témoignages affluent de tous côtés, voici, pris au hasard, un florilège parmi les plus touchants:

- Je vous ai adoré dans « Je crois que j‘ai le chikungunya » ( P. Lesoignant, généraliste, Créteil)

            - Vous m‘avez ému aux larmes dans « C’est sûr, c’est la peste bubonique » (G. Curatif, homéopathe, Paris)

          - Merci à vous, un inoubliable moment de grand bonheur pour "Tout concorde, c'est H1N1" ( H. Rebouteux, allergologue, Vincennes)

            Voilà en gros la somme de mes recours contre l'exploitation de l'homme par l'homme, et non son contraire.

            Au travers de ces agendas, je me replonge dans mes exploits passés, pour retrouver à quand vais-je devoir remonter pour rencontrer une telle réussite de trois semaines. Trois semaines ! Vingt-et-un jours que vont suivre dix jours de congé! Je suis excité comme une puce, je tourne frénétiquement les pages. Les semaines, puis les mois, défilent à rebours jusqu‘au premier janvier de cette année… rien d' équivalent pour l'instant: deux fois une quinzaine, une semaine et quelques journées éparpillées au fil de l'an, mais pour l'instant rien de tel !Changement de carnet, chou blanc ( c'était pourtant une bonne année/ mauvaise santé: record approché, dix-huit jours d'une traite). Enfin, le troisième carnet m'apporte la réponse, il faut remonter à exactement six cent trente deux jours pour égaler ces trois semaines, et encore c'était deux arrêts consécutifs. A l'issue d'une période un peu en dessous -près de deux ans- je constate avec plaisir que j'ai retrouvé la niaque, le killer instinct pour parler comme dans les années quatre-vingts.

Ca fait du bien…

            Tiens, j'en serais presque heureux.

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