Different Think

Vincent Vigneron

Interview fantasmée de Steve Jobs

La nouvelle avait créé un buzz mondial, on s'en souvient. Il y a quatre ans Forbes publiait un numéro spécial sur l'homme qui troqua la Pomme pour la robe safran. Une photo, élégamment cadrée, aux flous d'arrière-plan étudiés, à mille lieues des images volées de paparazzi, montrait un homme à la calvitie génétiquement programmée pour l'ascèse, assis en tailleur.

Le gourou du high-tech s'était exprimé par gestes, suite à un vœu de silence, pour faire reculer le reporter à distance respectable, derrière le maître banian aux racines tutélaires. L'action d'Apple piqua en flèche. Le groupe fut racheté par une famille royale des émirats, on sait tout cela. Son créateur a médité pendant quatre longues années, l'équivalent de 88 cycles de retour de la conscience dans le sein du prana.

Aujourd'hui et en exclusivité totale, nous le rencontrons dans le bar privatisé du Gherkin, le donjon de la City.

La vue sur Londres est dégagée ce qui promet une fenêtre de tir sur les terres immenses, sur l'immensité de la parole à venir. Le fils prodigue, débarqué à Heathrow la veille, nous reçoit tout sourire et nous accompagne devant la baie. Depuis quelques heures seulement il est glabre, passé sous la tondeuse du Vieux Continent et porte à ses lèvres une tasse de thé. Nous commençons.


« Vous semblez rajeuni. On dirait le gamin encore embué par son trip mystique qui zonait dans les vergers pour repousser d'un peu le retour à la vie sérieuse. »

« Je ne suis pas rajeuni. Je suis neuf. Illuminé de l'intérieur. J'ai redécouvert une lumière qui n'avait cessé d'être là. C'était le feu intime d'une luciole, perdue au bout de son corps. Elle-même, la luciole, est la dernière avertie qu'elle brille. Maintenant j'ai accès au brasero. Et il tourne à plein régime. »

« D'emblée on a envie de vous demander pourquoi étiez-vous parti et pourquoi êtes-vous revenu ? »

« J'ai eu besoin d'un retour aux sources. Jeune adulte, j'étais parti en Inde. Une parenthèse enchantée qui n'a pas étanché ma soif existentielle. Ce voyage m'a lesté d'encore plus de questions que je n'y ai trouvé de réponses. Elles m'ont accompagné en soute. À mon retour au pays j'ai fondé ma boîte et ma famille. Il y avait un goût de réussite au cœur de chaque plat mais au bout de toutes ces années ce goût a rejoint la fadeur originelle des choses. Les choses n'ont un goût que parce que nous leur assignons un sens. Je devais bien reconnaître que je n'avais pas atteint mon but et que cette volonté de réalisation était d'autant plus difficile à satisfaire que le but m'était inconnu. Je suis donc reparti, sur les lieux du crime si j'ose dire, du crime inachevé. Et puis la révélation est venue et avec elle ‘'la joie de vivre'' (en français dans le texte). »

« Les réseaux sociaux sont en ébullition depuis plusieurs semaines et à cela deux raisons : votre retour bien sûr mais aussi la rumeur folle de la découverte technologique du siècle, voire du millénaire. »

« Ce n'est pas à moi de le dire. Ce que j'ai à dire par contre c'est ma vision. Un jour que je me désaltérais au cœur d'un marché bengali mon regard se porta sur une abeille à mes pieds. Elle était tombée dans le pot de glu d'un artisan, tout occupé à coller de la marqueterie. J'ai pensé qu'elle était perdue, coupée définitivement de ses compagnes. Elle ne pouvait plus communiquer avec l'essaim, encore moins avec la ruche. Et puis, alors que tout semblait désespéré, cette abeille mobilisa ses dernières forces. Elle préleva un de ces minuscules grains de roche qui couvrait son abdomen et le positionna, dans une dextérité d'antennes époustouflante, sur son front. L'équivalent de notre troisième œil, de notre chakra panoptique. Pour faire bref, elle mourut. Mais l'important n'est pas là, car la colonie se pointa à son chevet dans les minutes qui suivirent, importunant les clients et les touristes avides d'antiquités. L'important c'est cette capacité totale de communication, médiatisée par un artefact, quel qu'il soit, une communication non seulement restaurée mais amplifiée avec le groupe. J'ai enquêté sur les abeilles mais la clé, au fond, c'était cette roche, millénaire, invisible, éparse loin des villages reculés. Je suis sorti de mon extase et j'ai fait breveter un matériau et un procédé, voilà tout. »

« Ce que vous annoncez au monde, en ce moment, c'est que vous êtes devenu entomologiste et géologue ? »

(Rires) « Ça sera pour mon troisième âge, la reconversion ultime ! Non, je suis resté le même, un curieux irréductible. Quand je vois une abeille, je la contemple à travers le filtre ‘'Maya'', un reliquat de mon expérience Disney sans doute, une déformation professionnelle. Je suis dans le domaine du jeu, du divertissement pédagogique. Qui a dit que s'amuser n'était pas sérieux ? »

« Sérieusement, vous êtes sur le point de lâcher une épiphanie là ? »

« Toujours du vocabulaire religieux ! Je suis un technophile spirituel mais je n'ai pas d'obédience vous savez. Bon, pour faire simple, je rends accessible à tous la télépathie. »

« C'est du lourd Mr Jobs. C'est même à peine croyable. Si ça se vérifie c'est une révolution monumentale à la croisée des neurosciences et des NTIC. Gutenberg à côté c'est un apprenti graphiste. »

« Vous savez, sans Gutenberg il n'y aurait pas d'iPad. Chaque tournant de l'histoire est important. J'offre à tous une mutation, un saut quantique, c'est sans précédent certes mais seul l'avenir nous dira si cette avancée 4.0 prospérera. Peut-être que les gens perdront l'usage de la parole en n'investissant que le champ de la pensée, leurs codes vocales s'atrophieront. Peut-être et même probablement il deviendra impossible, en étant noo-connecté, de jouer aux échecs, vous deviendrez un pantin transparent. Peut-être et même sans aucun doute vous ne pourrez plus tromper votre partenaire. Imaginez la cascade de conséquences. Dans quelques années les films d'anticipation à la ‘'Minority Report'' devront, les mains vides, spoliés par la réalité, chercher leur inspiration plus avant. »

« Vous nous laissez sans voix. Nous allons laisser en suspens cette conversation. Merci Mr Jobs pour cet entretien exceptionnel. »

« Appelez-moi Steve. »


(Note de la Rédaction : notre journaliste, Dean Salinas, n'a échangé aucune parole avec Steve Jobs durant ce dialogue)


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