Du rendement

Ce matin en allant visiter le jardin zen, un homme passant sur le chemin avec son chien m'interpelle.

Ne le connaissant pas je reste courtoise et la discussion s'engage ou plutôt ses questions fusent: "qu'est-ce que vous plantez? A quoi ça va servir?".

Je reste interloquée, pomme, dans ma nuisette à fleurs, pieds dans la glaise molle. Il a plu hier soir. Sur le coup je ne vois pas où il veut en venir, énumère platement quelques espèces de pins, deux noyers, un érable...jusqu'au moment où dring, le sous-entendu m'arrive au cerveau. L'homme voulait savoir quel rendement j'envisageais, quelle est l'utilité de cette création un peu folle.

Je partis donc dans des explications sur les papillons, coccinelles, abeilles, hérissons, herbes sauvages et médicinales, mûres...Il m'expliqua que lui traitait quand même les mauvaises herbes. Je lui demandais "mauvaises selon qui" en pensant très fort aux rois de la chimie. Il ouvrit grand la bouche pendant que son chien se couchait dans l'herbe. Sage le toutou!

Je comprends pourquoi on passe pour des gens bizarres et que beaucoup nous détestent alentour. On n'a pas vendu les prés de nos ancêtres pour y construire des lotissements, on se bat contre l'épandage de pesticides dans le village, on s'est battu pour faire classer les parcelles en zone verte protégée, on investit dans l'élément terre sans que ça ait l'air matériel, sans notion d'argent ou de rendement à la clef,  à fond perdu aux yeux d'une majorité.

Combien je me sens différente ce matin, encore plus qu'hier, moi qui considère que la nature est la première richesse de l'homme, que chaque mètre carré de verdure gagné ou préservé du béton est un investissement à long terme plus sûr que tout placement financier en espèces ou en actions, que chaque herbe fut-elle moche ou piquante est une offrande dont j'ai la responsabilité et que je dois préserver.

J'ai salué le monsieur en me gardant de lui dire que parce que nous préservons la nature depuis des lustres en face de chez lui,   il a le bénéfice immédiat de respirer des fragrances vivifiantes de roses et de pins plutôt que des vapeurs de merguez ou de pots d'échappement,  peut contempler de ces fenêtres des arbres centenaires plutôt que des rangées de parpaings, bénéficie d'une fraicheur précieuse par les temps qui courent plutôt que de suffoquer d'émanations de bitume brûlant. 

Comprends bien Divina que ta générosité consistant à améliorer les conditions de vie de tes voisins avec tes plantations farfelues et ton incorruptibilité face aux promoteurs, ne te rendront pas populaire dans le village pour autant.  Le maire te l'a dit il y a déjà 10 ans, ta personnalité est trop dérangeante, clivante..."je ne peux pas vous garder dans mon équipe parce qu'en deux jours vous avez semez la zizanie! Une moitié est résolument avec vous et l'autre carrément contre!"

Je crois qu'en plus je vais construire une grotte ou plusieurs, une en osiers vivants tressés et une en terre et paille, planter un totem rouge vif au milieu du tout surmonté d'une tête d'ours en bois sculpté, ajouter quelques carillons et drapeaux de prières, édifier un tertre en pierres décoré d'un tryskel en hommage à mon enfance bretonne, recueillir des tortues de terre, faire un observatoire pour les escargots... Tant qu'à faire de passer pour une excentrique, autant y aller franco. Quand j'aurais fini et qu'il n'y aura plus un seul bout de verdure à plusieurs kilomètres à la ronde, je ferai payer l'entrée du jardin!