Egalité, fraternité, liberté
Corinne Champougny
Egalité, fraternité, liberté.
Je n’aime pas les feux d’artifice. Je les déteste. Les exècre. Les abomine.
L’approche du 14 juillet ne génère qu’ennui et fausse nonchalance. Mais sans doute ce détachement n’est-il qu’apparent, élégant geste de négligence légère, balayer ce jour obscurci du calendrier, oublier les devantures muettes, le boulevard silencieux, la vie béante, béante d’inaction, de vide, bien sûr il faut l’écrire, le vide. Aller au bout de la ligne. Former les lettres pour être lisible, compréhensible, transparent.
La journée peut se passer, se passe, en ponctuations de petits rites qui découpent les heures, les rendent digestes, presque indolores. Diaphanes. Acceptables. Et pourtant inéluctablement ouvertes sur la nuit, la nuit du 14 juillet.
L’incontournable.
Celle que ponctuent les rires des enfants qui sur les conseils d’un cousin inventif placent des pétards dans les excréments de chien, les poubelles débordantes, entre les jambes des passants. Les passants nonchalants, grisés à l’avance par cette nuit singulière, délestés des contingences matérielles, légers, pétillants.
Et ils entendent déjà la musique, celle de la place, cette musique hasardeuse qui veut plaire, réconcilier, séduire, et n’oublier personne. Tu parles.
C’est la grande nuit de l’Egalité.
La belle communion populaire au milieu du bruit et des lumières. Un enchantement. Une pause. Un moment magique, unique, féérique, authentique, je m’arrête.
Il me faudra beaucoup de patience, une fois de plus. Enfant, je possédais l’incroyable capacité de pouvoir m’endormir, n’importe où, n’importe quand, d’un sommeil lourd et protecteur, inaccessible, insubmersible. Mon frère a souvent cherché, par tous les moyens, à briser cette forteresse invisible qui me protégeait de ses crises de rage. En vain. J’appuyais ma tête contre un mur ou simplement je fermais les yeux, dans le bus, en classe, droit sur ma chaise dans la cuisine, assis en tailleur dans le jardin, et je m’éclipsais, je coupais le son, l’image, remontais le pont-levis de mon château imprenable, j’étais le plus fort.
Je suis toujours le plus fort, mais je ne dors plus. Je n’ai plus besoin de me protéger.
Il me faut juste encore un peu de patience. Les nuits se terminent toujours, à bout de souffle. Les enfants finiront par se coucher, et leurs parents suivront, l’appareil-photo en bandoulière. Puis ce seront les vieux , ceux que j’appelle les vieux, sans doute parce que c’est déplacé, inconvenant, incorrect, donc les vieux qui veillent tout de blanc vêtus pour exhiber leur bronzage Costa Croisière finiront par rentrer en tentant, une dernière fois, d’esquisser un pas de disco, ils n’ont pas trop compris ce phénomène de mode aux subtils glissements temporels, mais le disco les arrange bien, ça fait jeune et c’est facile. Chébran, dirait Paul dont la chemise largement ouverte laisse voir deux chaînes en or assorties de médailles, religieuses bien sûr, on ne sait jamais. Ce seront ensuite les djeunes, par groupes bien sûr, par groupes toujours, les plus bruyants, les plus pénibles, ceux qui susciteront aussi le plus d’indulgence.
C’est la grande nuit de la Fraternité.
Et puis je dormirai, un peu, un tout petit peu, avant le séisme de six heures, le passage des camions poubelles. La ville sera blafarde, épuisée, exsangue.
Tant mieux.
Bien sûr que je n’aime pas les feux d’artifice.
J’aime le silence.
Tous les bruits ne sont pas amplifiés lorsqu’on ne voit plus, ils prennent leur juste place, simplement. Leur place exacte.
C’est important, la place exacte. J’ai appris à la discerner, au fil des années, au cœur de mon obscurité, parce qu’elle me disait la mesure, et la justice. Nous vivons dans un univers où le bruit a glissé, imperceptiblement, puis a dérapé, avant de tout investir, sauvagement.
Et ma place exacte est là, au petit matin fatigué d’une fête que je refuse, sur mon balcon. J’ai posé ma canne blanche près du fauteuil. Machinalement, j’écrase entre mes doigts les brindilles bien sèches de la pelouse du jardin public qui se sont coincées entre mes sandales et mes orteils. Un été aride comme celui-ci, il n’y en a pas beaucoup eu, c’est vrai. Le dérèglement climatique. La course au profit. A la bêtise humaine.
Et tous ces incendies, partout, qui ponctuent l’été étrangement.
Mais on s’habitue à tout.
Une voiture passe sur le boulevard. La nuit se termine.
La grande nuit de la Liberté.
De ma liberté.
Dans quelques minutes, mon gros pétard enflammera la poubelle posée à même la pelouse desséchée qui mène au petit bois du jardin public. Un incendie urbain, ce n’est pas banal. Et ce sera amusant. Festif.
La poubelle est juste sous le balcon, cinq étages plus bas. Mes repérages sont toujours exacts. J’ai le temps.
Lentement, j’attrape le briquet posé sur mes genoux.
Que j’utiliserai. Ou pas.
C’est la grande nuit de la Liberté.
Corinne Champougny
Ah, enfin quelqu'un comme moi qui n'aime pas les feux d'artifice ^^ Plus sérieusement, j'aime beaucoup cette nouvelle qui retranscrit parfaitement, pour moi, la fête nationale ! Bravo !
· Il y a plus de 14 ans ·kiwi
thanks 4 the add/ Texte à sensations...n'avez- vous pas remarqué dans la fraîcheur + calme,
· Il y a plus de 14 ans ·celui qui écrivait" A chacun sa part "- même thème que vous mais abordé très différemment...?
gun-giant