En miroir
victoria28
Comprenez-moi bien, monsieur le commissaire, jamais je n'aurais prêté attention à cet homme s'il n'avait pas porté le même costume que moi, un costume noir à fines rayures grises que je venais d'acheter une semaine auparavant, et dont le tissu souple me ravissait, mais qui donnait, je m'en rendais compte en observant mon voisin avec surprise et un peu de gêne, des airs goguenards de mafieux de série B.
Il était assis près de la fenêtre quand je suis entré, dans ce petit restaurant de la rue Bérénice, et comme il était tard déjà, deux heures et demi peut-être, on déjeune tôt en province, la salle commençait à se vider; les meilleures tables avaient déjà été débarrassées. Nous nous sommes retrouvés tout deux assis près de la baie vitrée, deux quadragénaires affamés après une matinée bien remplie, et tous les deux vêtus du même costume louchant vers l'italien, et c'est ça qui m'a frappé chez lui, ce vêtement qui parlait de conformisme et d'indifférence, et qui lui allait tellement mal, avec sa voracité de bête efflanquée.
Car il y avait du loup en lui monsieur le commissaire, oh! Je ne parle pas de ses cheveux, drus, noirs et mal tenus, avec cette frange un peu grasse qui lui tombait sur l'oeil gauche, et les boucles hirsutes descendant sur la nuque, luisantes, rebelles, certains diraient sensuelles, là où le poil du dos rejoignait le cuir chevelu. Je ne parle pas de son visage émacié comme celui d'un fauve au sortir de l'hiver, les joues longues sous les pommettes de chef sioux, et grisé d'une barbe de deux jours jusqu'au menton en galoche.
Mais vous auriez dû voir sa façon de manger, méthodique et féroce, à découper sa viande de ses mains noueuses, comme s'il ne voulait laisser aucune chance à son plat. Il mangeait, les yeux baissés, réglant son compte à la nourriture en ouvrant régulièrement la bouche, qu'il avait large et tombante aux côtés, les lèvres nettes et charnues, avec ce drôle de retroussement de la partie supérieure qui donnait au visage une grimace de mépris.
En le regardant un peu mieux je me suis dit qu'il devait être plus jeune que moi, pas plus de trente-cinq ans, mais vieilli prématurément par l'abus de soleil, la peau cuite comme ces travailleurs agricoles au corps sec et nerveux. Deux rides profondes lui encadraient la bouche, et autour de ses yeux un éventail de petites lignes lui striaient les tempes comme autant de fines blessures. Son nez même, bizarrement tordu, parlait de dureté, depuis l'arrête bosselée comme après une cassure jusqu'aux narines étroites que des spasmes agitaient à chaque respiration. Concentré sur son assiette, il n'avait pas encore levé la tête; je pensais détourner s'il le regard s'il me surprenait à l'observer. Une sorte de paralysie m'en a empêché.
Il avait des yeux de bête fauve, monsieur le commissaire, d'un bleu intense comme ceux d'un husky, rapprochés et très enfoncés sous l'arcade où les deux sourcils ne formaient plus qu'un, des yeux longs aux paupières en amande, qui ne cillaient pas, ne déviaient pas, n'hésitaient pas. C'était le genre de visage qui se métamorphose selon qu'il a les yeux ouverts ou fermés. Son regard provoquait comme une syncope du présent, une stupéfaction de son interlocuteur, ébloui, ou figé d'avoir frôlé la beauté sous sa forme absolue; et alors tout disparaissait, l'enclavement de la bouche, la dureté des traits, le cheveu négligé, tout cela se disloquait sous le magnétisme du regard.
En me voyant interloqué il a souri, avec la bouche seulement, ses yeux de chien de traîneau eux ne souriaient pas, et en ouvrant les lèvres il a découvert une rangée de dents effroyables, jaunes, irrégulières et déchaussées, où manquait une incisive sur le côté droit.
J'ai baissé les paupières sous ce foudroiement et j'ai regardé à nouveau le costume dont je ne savais plus que penser. J'avais les mains qui tremblaient un peu. Mes yeux alors sont tombés sur le pendentif qu'il portait autour du cou. C'était un simple coeur, en argent terni, monté sur une fine chaîne dépolie. Je ne me souvenais pas l'avoir vu quand je m'étais assis en face de lui. Le bijou luisait doucement sur le blanc de la chemise.
La serveuse est arrivée à ce moment là avec mon plat, et dans son dos le patron a monté la radio pour le flash de quinze heures. Le journal a ouvert sur l'affaire du violeur qui mettait notre petite ville en émoi depuis plusieurs années. L'homme avait frappé le matin même. Et cette fois, dans le quartier. J'ai relevé les yeux sur mon voisin avec stupeur; alors il m'a adressé la parole, souriant toujours de son sourire sans joie, me prenant à témoin sur l'impuissance policière. Il parlait sans accent et lentement pourtant, en détachant les syllabes, comme si sa propre langue lui échappait, d'une voix éraillée de fumeur. Je ne sais pas si c'est notre violeur, monsieur le commissaire. Mais quand il vous parlait, eh bien! Vous aviez envie d'être lui.
Une description vraiment très bien menée ! Bravo
· Il y a plus de 13 ans ·Ghyslaine Bobillier
Un texte ciselé et très agréable à lire.
· Il y a plus de 13 ans ·Chris Toffans
On est dans l'ambiance dès la première phrase et l'intensité est présente jusqu'au bout. Le texte est prenant jusqu'au bout, bravo.
· Il y a plus de 13 ans ·Christophe Dessaux
Excellent !
· Il y a plus de 13 ans ·yl5
Consignes respéctées à 100% ! Une partie descriptive sur chaque centimètre carré, jusque la voix ! Et une chute du tonerre, bravo Victoria !
· Il y a plus de 13 ans ·leo