ERNEST ET LE RAT

valy-bleuette

ERNEST ET LE RAT

- Nouvelle -

Ernest baille aux corneilles.

Philomène maugrée parce qu’elle est obligée de contourner ses jambes étendues pour passer l’aspirateur.

- Tu ne peux pas aller prendre l’air, mon vieux? Ça te dépoussiérera et j’aurais l’impression d’être en vacances.

Ernest hausse les épaules, méprisant le mauvais esprit de cette grosse ménagère qui porte malheureusement son nom. Elle passe sa vie à briquer l’appartement. Comme s’ils salissaient, à deux! Dieu merci, il n’y a que quatre pièces, sinon, cette folle du balai épuiserait le budget en produits d’entretien!

Voilà, il pense budget, donc chômage. Un regard sur le calendrier lui indique sans pitié qu’il entame son sixième mois d’inactivité.

Dans trente jours c’est Noël. Que c’est triste. Bon, Philomène n’a besoin de rien, elle n’aura pas de cadeau.

Ernest soupire.

Elle a raison, madame Nettoyeuse, un bol d’air lui fera le plus grand bien.

Philomène a une grande conscience professionnelle d’épouse. Elle aide son mari à enfiler sa veste.

- Et tâche de revenir de meilleure humeur, marmonne-t-elle. On se croirait à la morgue ici, à voir ta tête.

Ernest se campe la casquette sur le crâne.

- C’est aussi propre en tous cas, lance-t-il seulement.

Il a quelques fois des envies d’étrangler cette femme. Imagine-t-elle une seconde la détresse tapie en lui depuis six mois? Non, sûrement pas. Elle est incapable d’imaginer.

Le ciel est gris. Mais comme l’usine tourne plein pot et que le vent ramène la fumée de ce côté, on peut penser qu’il existe tout de même du bleu au dessus.

Ernest maudit cette usine. Vingt ans de bons et loyaux services et pof, du jour au lendemain, réduction de personnel. Le pire est qu’il n’a rien pu faire, rien su dire au directeur du personnel. Juste baisser les yeux sur le sol pour cacher des larmes de désespoir et de honte. C’est comme si on l’avait jeté au fond d’un gouffre sans préavis.

Philomène a bien pris la chose. «  On va toucher le chômage un bon bout de temps, ne t’en fais pas. Tu auras de la marge pour te retourner et trouver un autre boulot. Moi, je ferai quelques heures de ménage chez des particuliers pour arrondir les fins de mois. »

Évidemment, pour elle, pas de problème. Elle adore astiquer, renifler chez les autres, traquer la poussière. Ce n’est pas un effort qu’elle fournit, c’est un plaisir qu’elle s’offre!

Tandis que lui... Oh certes, il a eu le temps de se retourner ces dernières semaines... Mais qu’est-ce qu’un pauvre type de cinquante-cinq ans peut espérer trouver dans un quartier où la seule usine qui tourne est justement celle qui l’a viré?

Sale époque.

Ernest soupire encore. Il a le cœur bien gros.

En passant devant un tas d’ordures, il entend pleurnicher. Il s’immobilise, l’oreille aux aguets. La plainte provient d’une boîte à chaussures, calée entre deux sacs poubelles.

Ernest s’accroupit, curieux. Il grimace sur ses articulations craquantes.

Il attrape le carton et dénoue la ficelle qui l’entoure. Il soulève lentement le couvercle, appréhendant un peu ce qu’il va découvrir.

Deux petits yeux noirs le fixent. Il referme violemment la boîte.

Un rat! C’est un gros rat gris répugnant enfermé là-dedans!

Celui qui a fait cela n’a pas eu tort. La quartier grouille de ces bestioles insalubres.

Ernest commence à enrouler à nouveau la ficelle autour du carton.

- Ne fais pas ça!

Il sursaute. Autour de lui, personne. Son imagination lui joue des tours. Philomène a raison, il débloque en ce moment. Il hausse les épaules mais demeure songeur face à la boîte. L'animal émet un pitoyable cri de détresse. C’est cruel d’emprisonner un être vivant de cette manière. Il aurait fallu le supprimer d’abord, afin d’éviter la souffrance. Ce doit être horrible de se trouver dans le noir, sans air, se sachant voué à la mort.

Souriant presque de sa sensibilité, Ernest décide de sauver le rat. Avec un certain dégoût tout de même, il ôte le couvercle, espérant que le rongeur ne va pas lui sauter au visage.

Mais le rat le regarde tranquillement, assis sur son arrière-train. On croirait qu’il réfléchit.

Mal à l’aise, Ernest bascule la boîte.

- Allez, petite peste, sauve toi!

- Je veux te remercier.

Ernest tressaille et lâche le carton. Il se relève vivement et pivote trois fois sur lui-même.

- Qui parle?

- C’est moi. Ne fais pas l’idiot. Baisse la tête...

Réticent, Ernest pose les yeux sur le rat dont les moustaches frémissent. Il semble que la bête se marre.

C’est un rêve, à n’en pas douter.

- Si c’est une blague, elle est stupide! crie-t-il à celui qu’il devine plié de rire derrière une porte.

Il transpire abondamment. C’est le froid ou la peur.

- Tu m’as sauvé la vie alors je vais exaucer trois de tes vœux.

Ébahi, Ernest contemple le rat sorti de la boîte pour grignoter un vieux trognon de pomme. Cette vision est déplaisante. Il a envie d’écraser ce sac à puces sous sa semelle.

Néanmoins il s’agenouille.

- C’est toi qui parle?

Il a murmuré, ne voulant pour rien au monde être surpris s’adressant à un rat. Philomène aurait une attaque en le voyant. D’autant plus qu’elle déteste les rongeurs.

- Qui veux-tu que ce soit, le Pape?

Ernest pince les lèvres, vexé. Il pense alors aux trois vœux. C’est possible, ça?

- Alors, que souhaites-tu? s’impatiente le rat.

Ernest pense qu’il dort et va se réveiller d’un instant à l’autre. Il n’est donc pas interdit d’entrer dans le jeu.

- Hum... Je suis au chômage à cause de cette usine que tu vois là-bas. Je voudrais qu’elle fasse faillite sur le champ, qu’elle ferme ses portes.

- OK, fait le rat en se grattant les bajoues de ses pattes avants. Secundo?

- J’ai une femme qui ressemble autant à Brigitte Bardot que toi à un éléphant. Je voudrais que cela change.

- Tu veux une femme qui ressemble à quelque chose?

- Oui! Je veux qu’elle ressemble à Bardot... version jeune, bien sûr. Et aussi qu’elle cesse de passer son temps à faire le ménage.

- Et de trois!

- Trois quoi?

- Trois vœux! Je te quitte. Profite bien de l’existence, Ernest!

Ernest fixe le trognon de pomme à moitié grignoté. Le rat a tout bonnement disparu. Volatilisé, pop! Baguette magique!

Pour se donner une contenance, il rit en se relevant. Drôle d’histoire! A qui va-t-il pouvoir la raconter? Pas à Philomène, qui le regarderait avec pitié et secouerait la tête en disant que décidément, le chômage ne lui vaut rien.

Bon, il n’a plus qu’à rentrer tranquillement chez lui, en attendant de se réveiller dans son lit. Il décide de passer devant l’usine. C’est du masochisme, il le sait, mais il a si souvent effectué ce trajet durant sa vie.

Des rumeurs montent jusqu’à lui. Il accélère le pas. Le parking devant l’usine est noir de monde. Ernest reconnaît des visages, certains collègues de travail. Le mécontentement est palpable, des cris de révolte fusent. Des femmes pleurent.

Ernest avise la banderole sur le portail. « Usine en faillite. »

Interloqué, il s’approche de Denis, un compagnon d’usinage. Celui-ci a la mine défaite.

- On est tous virés, Ernest... tous! Du plus petit commis au gérant de la boîte! C’est la catastrophe!

Ernest sent sa mâchoire inférieure trembler. Il revoit les yeux noirs du rat posés sur lui.

L’angoisse étreint sa gorge.

- Mais... Une usine ne peut pas fermer du jour au lendemain, bégaie-t-il.

- La preuve! se lamente Denis. Tout allait bien avant que tout n’aille mal!

Il se met à sangloter.

- Bon sang, Ernest! J’ai cinq enfants à nourrir, une mère infirme et une femme en dépression... Comment je vais faire pour les assumer?

Une femme en dépression. Ernest songe soudainement à Philomène. Qu’a-t-il souhaité, déjà? Ah oui.. que son épouse soit transformée en... Sacrebleu, serait-il possible que...?

Abandonnant Denis, il se dirige vers sa demeure en courant. Bien sûr, tout ceci n’est qu’une plaisanterie... l’usine en faillite, un hasard... mais enfin, il faut s'en assurer!

Il grimpe quatre à quatre les escaliers de l’immeuble, arrive sur le palier en geignant comme un phoque. Sur le point d’ouvrir la porte de l’appartement, il tend l’oreille. Pas de bruit d’aspirateur, ni l’agaçant sifflement de la machine à sécher le linge.

La gorge sèche, Ernest entre. Il affiche un sourire crispé, convaincu qu’il va tomber face à Philomène promenant son chiffon à poussière.

Il effectue trois pas dans le couloir et se fige. Droit devant lui, dans le salon, le décor est inhabituel. Des vêtements traînent sur le divan, des papiers gras jonchent le sol.

Et surtout, dans un rayon de lumière flottent des grains de poussière!

- Philomène, que ce passe-t-il?

- Philo quoi?

Saisi, Ernest voit apparaître une jeune femme blonde.

- Qui êtes-vous?

La jeune femme hausse les épaules.

- Très drôle Ernest... Dis-moi plutôt, tu m’emmènes au restaurant, ce soir? Je n’ai pas envie de faire la vaisselle qui s’empile dans l’évier. On n’a plus d’assiette propre.

- On n’a plus d’assiette? bredouille Ernest en écho.

Il regarde autour de lui.

- Où est ma femme?

La blonde se campe devant lui, l’air sévère.

- Tu viens du bistrot ou quoi? Ta femme, c’est moi, et TA femme en a marre d’un mari au chômage qui passe ses journées à glandouiller!

Ernest évalue le désordre de l’appartement.

- Et toi, murmure-t-il, que fais-tu de ton temps?

La blonde éclate de rire.

- Je tiens la maison de môssieu, moi! Ça ne se voit pas?

Ernest préfère ne pas répondre. A petits pas, il se dirige vers le divan sur lequel il s’affale. Ses yeux tombe sur la photo de mariage de Philomène et lui, trente ans plus tôt. Enfin, ce qui devrait être leur photo. Avec stupeur, il se voit arborant un fier sourire, la jeune femme blonde solidement accrochée à son bras, vêtue d’une robe blanche très décolletée. Le cœur d’Ernest s'emballe. Il croit devenir fou. L’usine en faillite, cette blondinette à la place de Philomène... Ainsi le rat avait vraiment un pouvoir!

Un sourire finit par se dessiner sur ses lèvres. Il s’étire et pose ses pieds sur la table basse du salon. Philomène hurlerait de cette audace.

La blonde apparaît vêtue d’une robe rose courte et moulante. Ernest manque s’étouffer de cette apparition.

- Ta petite Brigitte te plaît?

- Tu es superbe! s’exclame Ernest.

Il se lève pour serrer contre lui cette poupée de rêve. Il l’embrasse dans le cou. Elle glousse mais le repousse.

- Alors, on se l’offre, ce restaurant en amoureux?

- Et comment! rétorque Ernest tout joyeux. Je t’emmène dans un trois étoiles!

Même s’il doit se réveiller d’un instant à l’autre, il est bien décidé à profiter au maximum de ce scénario extraordinaire.

En s’éveillant le lendemain, Ernest est surpris de ne pas entendre les jacasseries radiophoniques que Philomène a l’habitude d’écouter en préparant le déjeuner. Il ne hume pas non plus l’odeur du café.

Il sursaute quand s’élève un air endiablé de rock.

- C’est super cool, non?

Brigitte porte un peignoir mal fermé et un masque à l’argile recouvre son visage.

Les souvenirs de la veille reviennent en mémoire à Ernest.

- Philomène! hurle-t-il, affolé.

- Philo quoi?

- Où est-elle? continue Ernest en sautant hors du lit.

Brigitte fait un mouvement pour l’empêcher de tomber parce qu’il s’est pris les pieds dans le tapis. Du coup, son peignoir s’entrouvre et la vision qui s’offre à Ernest calme aussitôt son affolement. Il se souvient avoir voulu câliné cette femme, la nuit dernière, mais il était trop grisé par le vin absorbé en quantité au restaurant. Il s’est endormi en plein ouvrage, si l'on peut dire. Dommage.

La sonnette d’entrée retentit. C’est la concierge qui apporte le courrier.

Ernest veut aller ouvrir. Quelle honte si Madame Guetteau découvrait qu’il abrite une jeune femme chez lui!

Mais Brigitte le gagne de vitesse.

- Salut! fait-elle à la concierge.

Celle-ci sourit pour le masque.

- B’jour, m’dame Brigitte. Bien dormi?

- Comme une crêpe, répond Brigitte avant de refermer la porte.

Ernest est penaud.

- Elle te connaît?

Brigitte lève les yeux au ciel sans répondre.

- Tiens, une lettre de ta banque.

Consterné, Ernest découvre que son compte est à découvert, menacé de saisi.

- C’est toi qui a fait tous ces chèques? s’alarme-t-il, le front en sueur.

Brigitte fait la moue.

- Bah oui, j’avais besoin de deux trois trucs. De toute façon, tu m’as dit que tu étais en bons termes avec ton banquier.

La fureur monte en Ernest.

- Je ne t’ai JAMAIS dit cela pour la bonne raison que je ne t’avais JAMAIS vue avant hier! Où as-tu caché Philomène?

Brigitte le contemple avec consternation.

- Tu deviens fou, mon bébé?

Ernest courbe les épaules. Il pense au rat et le déteste.

La sonnette d’entrée retentit encore. C’est Denis.

- Salut Brigitte, lance-t-il mornement.

Il s’assoit sur le canapé entre deux robes fripées.

- Je suis au fond du trou.

Ernest ne se sent guère mieux loti. Il s’assoit aussi.

- Brigitte, sers-nous donc une goutte avec le café!

- C’est ça, tu ne veux pas non plus que je cire vos pompes? J’ai mon masque à enlever, il craquelle...

Ernest ferme les yeux pour se donner du courage. Philomène aurait déjà servi les verres en agrémentant le tout de petits biscuits faits maison.

- Trois ouvrières se sont suicidées, fait Denis d’un ton lugubre. C’est un cauchemar.

- Tu l’as dit, approuve Ernest.

Il va emplir deux verres de liqueur. La bouteille est presque vide alors qu’il se souvient l’avoir entamée la semaine dernière. Définitivement déprimé, il pense que Brigitte doit aussi avoir le vice de la boisson.

- Il faudrait un miracle, fait Denis en essuyant une larme sur sa joue fripée.

Ernest détourne le regard de cette détresse. Il songe à Philomène si énergique, si solide. Il songe aussi à tous ces gens privés d’emploi à cause de sa stupide idée de vengeance.

Pourquoi a-t-il fait ces trois vœux ridicules? Il aurait simplement dû demander un nouveau travail et un peu plus d’argent aussi, pour acheter un cadeau de Noël à Philomène.

Brigitte réapparaît, vêtue d’une minijupe en skaï.

- Je vais faire du shopping.

- Avec quel argent?

Elle ricane.

- Je pars juste en repérage, j’achèterai quand tu auras trouvé du boulot.

- Peste! persifle Ernest entre ses dents.

A ses côtés, Denis renifle pitoyablement. C’est assez. Ernest sait ce qui lui reste à faire.

Le tas d’ordure est le même, mais la boîte à chaussures introuvable.

Ernest vérifie que personne ne le voit avant de se pencher sur les déchets.

- Pssitt... le rat... Viens voir un peu par là!

Il se reprend, conscient d’avoir adopté un ton trop autoritaire.

- Hé, petit rat... viens mon raton...

Il patiente quelques secondes, plein d’espoir.

Rien ne se passe. L’odeur d’ordure dérange ses narines.

Il se redresse, furieux.

- Sac de poils de malheur!

Il met un coup de pied rageur dans l’un des sacs qui se déchire, vomissant des épluchures.

- Montre-toi, saleté! hurle-t-il encore.

Son espoir s’effondre. La bestiole n’apparaîtra pas, il le sait. Comme il devine que les deux petits yeux noirs le fixent quelque part avec une joie sadique.

D’un pas vif de colère, il rentre chez lui. C’est presque sans surprise qu’il découvre des emballages de vêtements neufs qui s’étalent sur la table de la cuisine.

- Mon compte en banque est épuisé, lance-t-il faiblement à Brigitte qui se pavoise dans une nouvelle tenue.

Elle l’écoute à peine, se dandinant sur une musique moderne. Ernest regrette le bruit rassurant de l’aspirateur. Il a aussi la nostalgie d’un appartement bien tenu sentant bon l’encaustique.

- Tu as l’intention de faire le ménage un des ces jours, Brigitte?

Elle lui adresse une grimace.

- Tu sais bien que j’ai horreur de ça! Tu peux le faire, non, tu as tout ton temps, que je sache!

Ernest a envie de la frapper mais il n’ose pas. Du coup, pour se changer les idées, il entreprend de nettoyer l’appartement. La tâche lui prend deux heures, il est épuisé et s’affale sur le divan pour récupérer.

- J’ai acheté de quoi faire des hamburgers! déclare gaiement Brigitte.

Ernest déteste la cuisine américaine.

Cette femme et lui n’ont vraiment rien en commun. Aucun avenir ne peut les attendre.

L’idée de son chômage, de son endettement et surtout la perspective de vivre auprès de cette blondinette sans cervelle lui donne envie de pleurer.

Il doit absolument retrouver ce rat, implorer sa pitié, pour que tout redevienne comme avant. Il veut récupérer Philomène, retrouver du travail et essayer d’être heureux.

Le lendemain matin à l’aube, sans trop savoir pourquoi, Ernest se rend sur le parking de l’usine. Celui-ci est désert. Les cheminées sont inactives.

Le silence est oppressant. Ernest lève les bras vers le ciel pour une supplication muette. Il ne veut pas que des milliers d’ouvriers crèvent de faim et dépriment par sa faute. C’est trop difficile à porter.

Il pense à la nuit blanche qu’il vient de passer, Brigitte dormant à poings fermés à ses

côtés.

- Philomène, Philomène...

Il pleure à chaudes larmes, affalé contre un mur de l’usine.

- Tu n’es pas content?

Ernest lève la tête et s’essuie les yeux.

- C’est toi, le rat? Où es-tu?

- A tes pieds, pauvre presbyte!

Effectivement, Ernest aperçoit le rongeur entre ses jambes. Il domine sa répulsion de voir l’animal de si près.

- Écoute, j’ai mal formulé mes trois vœux. Je n’ai écouté que ma désillusion du moment, j’ai écouté la voix de la méchanceté... je... je regrette.

Le rat entreprend de nettoyer sa fourrure à petits coups de langue rose.

Ernest le contemple, fasciné.

- Brigitte ne te plaît pas?

- Tu plaisantes? Nous nous ressemblons autant que...

- Je sais, que moi et un éléphant. Qu’attends-tu de moi?

- Ramène-moi Philomène et ouvre à nouveau cette usine. Pense à tous ces gens désespérés.

Le rat secoue la tête.

- Impossible, mon brave Ernest. C’est toi qui a voulu cela. Je n’ai plus de vœux à t’exaucer. Il fallait réfléchir avant.

Ernest ferme les yeux, anéanti. Ainsi, la vie va continuer comme ça, l’enfonçant peu à peu dans une situation cauchemardesque, c'est évident.

- Je peux néanmoins te donner une dernière chance.

Ernest soulève les paupières et voit que le rat est en train d’escalader des morceaux de bois.

- Que dois-je faire? s’enquiert-il en se levant précipitamment.

- Tu dois promettre de ne plus jamais souhaiter la mal d’un être vivant par pure méchanceté.

- C’est tout?

Il regrette aussitôt ces mots. Les moustaches du rat tressaillent de colère.

- N’as-tu pas souhaité dans la même journée, avant-hier, la perte de ta femme, de tes collègues d’usine, et même la mienne, avant de décider de me libérer?

Ernest est piteux.

- Je ne le ferai plus.

- OK, je te crois. Autre chose...

- Quoi?

- Tu as vingt-quatre heures pour mériter de retrouver ton ancienne vie.

- Que dois-je faire?

- Trois bonnes actions.

Ernest fronce les sourcils.

- De quel type?

Le rat sautille.

- C’est ton problème, mon vieux!

Les petits yeux ronds brillent de malice.

- Vingt-quatre heures, pas une de plus! Si les trois bonnes actions n’ont pas été effectuées, prépare-toi à supporter Brigitte et le poids de tes remords tout au long de ton existence!

Sur ces mots, il disparaît.

Ernest rentre chez lui à pas lents. Il réfléchit. Son temps est compté, il a jusqu’au lendemain huit heures pour rattraper ses bêtises.

Denis vient le voir en début d’après-midi. Ils sont tranquilles, Brigitte n’est pas là.

- Ma femme est entrée en clinique parce qu’elle à avalé un tube de somnifère.

- Ça fait beaucoup de comprimés? demande poliment Ernest.

- Je l’ignore. En fait, c’est l’emballage qu’elle a ingurgité. J’espère que c’est moins grave.

Ils demeurent silencieux un moment.

- Je ne sais pas quoi faire de mes enfants, reprend Denis. Je dois aller aux halles ce soir pour essayer de dénicher un petit travail sur le marché, et comme ma mère est infirme...

Ernest pose une main sur l’épaule de son compagnon.

- Je te garde les petits, si tu veux.

Il pense que cela lui permettra d’éviter Brigitte quelques heures, et puis, c’est une bonne action qu’il fait là.

Denis accepte chaleureusement. Le soulagement qui se lit sur ses traits allègent un peu le désespoir d’Ernest.

Quelques heures plus tard, il est aux prises avec cinq bambins déchaînés. Ils sont partout, sur le canapé, sous les lits, dans les placards. Ils ont donné du whisky à boire à la grand-mère, qui chante la marseillaise à tue-tête sous l’emprise de l’alcool. Ernest ruisselle de sueur. C’est la première fois qu’il côtoie des enfants d’aussi près et il se demande pourquoi les gens ressentent le besoin d’en faire.

- Calmez-vous! s’égosille-t-il toute la soirée.

Il rentre chez lui épuisé.

Tout semble calme dans l’appartement. Il entre, plein d’espoir. Mais Brigitte est bien là, devant la télévision, l’air concentré. Ernest constate qu’elle regarde un feuilleton que Philomène suivait aussi. Au moins un point commun entre les deux femmes.

Penser à Philomène le démoralise. Déjà minuit, et il n’a fait qu’une bonne action, et encore, l’appartement de Denis paraît avoir subi un cataclysme.

Découragé, il décide d’aller se coucher.

En passant devant la salle de bain, il entend le robinet qui goutte. Philomène lui demandait régulièrement de changer le joint. Il sait qu’il n’arrivera pas à dormir, autant s’acquitter de cette tâche. Tout en travaillant, il pense qu’il faut huiler les gongs des portes, chose qu’il aurait également dû faire depuis longtemps. Il huile donc les gongs. Brigitte a mangé mais n’a pas nettoyé la cuisine. Il la nettoie.

Il est une heure trente. Brigitte s’est endormie devant la télévision. Ernest la contemple. Elle est belle, jeune, mais elle n’arrive pas à la cheville de Philomène. Il se sent perdu. Comme il a mérité ce qui lui arrive! Il a été si égoïste tous ces mois, si désagréable!

Bon, il ne peut pas dormir, son esprit est trop enfiévré. Il décide d’aller faire quelques pas dehors. Le quartier endormi est calme, le silence de la nuit lui fera peut-être du bien.

Il fait froid et le bruit de ses pas résonne dans les rues désertes. L'atmosphère est lugubre. En temps normal, il n’aurait jamais eu l’idée saugrenue de se promener à cette heure. Sans être peureux, il n’est pas non plus téméraire.

Il s’apprête à rebrousser chemin quand un cri de femme s’élève d’une ruelle à droite. Il s’immobilise, en alerte. En un éclair, il réfléchit au moyen la plus efficace pour s’évanouir de cet endroit au plus vite. Il n’a qu’à s’engouffrer dans la rue de gauche et s’éloigner en courant.

Les cris se font plus perçants. Ernest s’éponge le front et serre les poings. Une femme est en danger, il doit intervenir. N’écoutant plus que son courage, il se précipite. Deux hommes sont en train de frapper une pauvre créature couchée à terre. Elle essaie de se débattre mais n’y parvient pas.

- Arrêtez! s’exclame Ernest, indigné.

Il se souvient avoir rangé son Opinel de table dans la poche de son pantalon. Il s’en saisit et pointe la lame du couteau vers les agresseurs.

- Je vous découpe en morceaux si vous ne laissez pas cette femme tranquille!

Les deux hommes le regardent d’un air goguenard.

- Rentre chez toi, pépère, tu vas t’enrhumer!

L’insulte achève de mettre Ernest en rage. Il va leur prouver, à ces vauriens, de quoi il est capable!

Tête baissée, il fonce dans leur direction, le couteau en avant.

Ensuite, c’est le trou noir.

Ernest ouvre péniblement les yeux. Autour de lui, tout est blanc et silencieux. Il doit être mort.

Une porte s’ouvre, laissant apparaître une jolie infirmière.

- Je vois que vous allez mieux.

Elle lit l’incompréhension dans le regard du patient.

- Vous avez reçu un méchant coup de genou sur le visage, cette nuit, en venant en aide à cette pauvre dame agressée.

Elle sourit.

- Vous avez été très courageux. Grâce à vous, les vauriens se sont faits prendre. Vous avez blessé l’un d’eux avec votre couteau, les policiers n’ont eu qu’à suivre les traces de sang pour trouver leur repaire.

Ernest sent effectivement que son nez et ses lèvres sont tuméfiés. Il ne regrette pourtant pas son intervention..

- Le mari de la dame, monsieur Alachaîne, attend derrière la porte pour vous remercier.

Ernest sursaute. Monsieur Alachaîne, c’est le P.D.G de l’usine!

En effet, un monsieur très distingué s’approche du lit, le visage empreint de reconnaissance.

- Merci, Ernest, pour ce que vous avez fait. Sans vous, je n’ose imaginer dans quel état j’aurais retrouvé mon épouse. Déjà que là, ce n’est pas la joie...

Il s’assoit familièrement sur le rebord du lit.

Ernest le dévisage sans réagir. Le fait d’entendre cet homme parler de sa femme lui a redonné le douloureux sens des réalités. D’après la pendule devant lui, il est neuf heures du matin. Où en est sa malédiction? Si monsieur Alachaîne se déplace personnellement à son chevet, c’est qu’il n’est pas affairé à l’usine, comme à son habitude. La faillite se confirme donc et il ne reverra jamais Philomène.

Monsieur Alachaîne n’en finit pas de parler.

- Vous savez, Ernest, perdre la femme que vous aimez est un malheur terrible... Sans vous...

Ernest sent ses yeux se mouiller. Lui a carrément effacé son épouse de la planète.

Son interlocuteur croit que ses larmes sont dues à la douleur des coups.

- Que puis-je faire pour vous témoigner ma reconnaissance?

Ernest hausse les épaules.

- Je suis chômeur, je travaillais pour vous mais j’ai été viré, comme les autres aujourd’hui. L’usine est morte. Je me demande vraiment ce que vous pourriez faire pour moi!

- Vous divaguez! s’exclame Alachaîne. J’ai signé un important contrat ce matin même! Je songe à augmenter mon personnel! D’ailleurs si vous le désirez, je vous réemploie aujourd’hui!

Ernest fait un bond.

- Vous n’êtes plus en faillite?

- Mais nous ne l’avons jamais été, mon bon! La fatigue vous égare!

Ernest agrippe une main de l’homme et l’embrasse fougueusement.

- Oh merci, merci!

Il rit follement.

La porte s’ouvre, Ernest cesse aussitôt de rire.

Philomène est là, son chapeau de paille avec des fruits plastiques sur la tête et les bras chargés d’une boîte de chocolats.

Elle avance à petits pas, impressionnée de découvrir son mari le visage bleu et enflé. Monsieur Alachaîne dégage sa main qu’il essuie discrètement sur le drap.

- C’est donc d’accord, Ernest, vous recommencez le travail dès que vous serez d’attaque.

Il salut Philomène et s’éclipse.

Ernest tend les bras vers son épouse. Elle s’approche encore plus. Ils se sourient.

- Tu es toute belle, ma femme! fait Ernest d’une voix rauque.

Philomène rougit sous le compliment.

- Tu es un héros il paraît... Et tu as à nouveau du travail.

Elle est contente. Ernest l'attire contre lui.

- Oui. Tu vas cesser de faire le ménage chez les autres et en profiter pour te reposer un peu. D'ailleurs, dorénavant, nous partagerons les tâches ménagères.

Philomène ouvre de grands yeux ronds. Elle acquiesce néanmoins parce qu’elle ne veut pas contrarier un convalescent.

Ils s’embrassent maladroitement sur les lèvres.

- Bon, ma Philomène, assez bavardé. Je m’habille et nous rentrons à la maison!

Ils marchent dans les rues d’un pas alerte.

En passant devant un tas d’ordures, Philomène sursaute et se fige.

- J’ai cru voir un rat. Quelle horreur!

Ernest tapote le dos de sa femme d’un geste apaisant.

- Laisse donc, Philomène, il faut bien que ces petites bêtes vivent, elles aussi!

Il est satisfait de lui. A n’en pas douter il est devenu un saint.

- N’en fais pas trop, mon vieux Ernest!

Il regarde autour de lui, interdit. Entre deux boîtes de conserve, il croit voir deux petits yeux noirs pétiller de malice.

Il sourit de bon cœur.

- Allez, Philomène, on rentre à la maison!

Et bras dessus, bras dessous, ils reprennent leur marche.

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