ESSAYAGE

nyckie-alause

Longtemps et souvent elle avait regardé la robe dans la vitrine. Certains matins elle partait même en avance et Léo ne lui demandait pas pourquoi. Il s'en moquait car grâce à cela il pouvait regarder la retransmission en différé du match de la veille. Donc il lui souhaitait une bonne journée avec l'esprit déjà ailleurs.

Aujourd'hui est un de ces jours-là. Elle descend quatre à quatre les escalier en sautant à chaque demi-palier en s'accrochant au pilier métallique dont la peinture rouge minium a pris une teinte marron glacé brillant à la hauteur où les mains s'attrapent naturellement. La pâle lumière de la cage d'escalier arrive à donner un peu de gaité à l'image de cette jeune femme pressée qui saute de marche en marche en faisant claquer ses semelles comme un rire.

La porte s'est refermée après un long grincement qui a résonné dans  cet espace clos où le noir, après sa sortie, a repris ses aises.

Le claquement de ses pas joue, sur le trottoir humide une toute autre musique. Ce n'est qu'après en avoir entendu cette mélodie que les passants prennent conscience  de sa présence et ne peuvent s'empêcher de sourire. Elle est belle et timide. Sa robe de simple facture lui va à ravir. La ceinture dorée — elle me fait penser à la petite chanson qui dit « non, non, ma fille tu n'iras pas danser… »— donne à ce vêtement une allure modeste et princière à la fois. 

Là-haut, à la fenêtre du troisième étage, allez savoir pourquoi aujourd'hui, Léo a écarté le rideau pour la regarder s'éloigner. Il a eu comme un petit serrement de cœur, une sorte de regret. Clémence a disparu au coin de la rue sans se retourner une seule fois. Il aurait pourtant juré que d'habitude… Enfin que quand elle s'apprête à tourner à l'angle de l'immeuble elle doit lui faire un petit signe. Il en est tellement sûr, qu'il ne la regarde plus quand elle le quitte. Un regret.

La jeune-fille, que nous pouvons désormais appeler par son nom, Clémence, salue quelques personnes du quartier, des gens qu'elle croise les jours où elle se lève tôt. Elle ne les connaît pas vraiment mais ils font partie de son monde, de ce monde qui sent le pain chaud et le café fumant, et l'odeur des croissants au beurre dans les paniers posés sur les guéridons des terrasses. Elle arrive sur le boulevard. Un jour, elle avait du temps car le magasin faisait l'inventaire et, bien qu'ayant vu depuis plusieurs jours l'écriteau en avertissant « notre aimable clientèle », elle l'avait oublié et pour ce petit moment volé sur sa journée elle s'était assise « Aux Artistes » et avait commandé un petit déjeuner complet, croissant compris.

Depuis elle ne pouvait se retenir de tourner la tête vers la terrasse du café et, elle ne savait trop pourquoi, elle se sentait prête à se laisser séduire à nouveau par un croissant chaud. Puis son objectif lui revenait et son pas s'accélérait. Elle regardait sa montre et vérifiait, comme elle le fait encore ce matin, que l'heure indiquée sur le cadran correspond exactement à celle de l'afficheur digital de l'arrêt de bus.

Quand elle arrive au niveau du square, elle y est presque. Encore quelques pas. Elle ne marche plus au milieu du trottoir mais a modifié sa trajectoire pour s'éloigner un peu et quand elle fait un quart de tour vers la vitrine elle l'aperçoit dans son entier, d'un seul regard. Si elle n'est pas encore allumée, le verre fait comme un miroir qui renvoie à Clémence sa propre image et en tache de fond l'immensité majestueuse des arbres du parc, la grille en fer forgé, le portail surmonté d'un bandeau sur lequel on peut lire « Square Jean Moulin », à l'envers. Elle fait semblant de devoir fournir un effort pour le lire, puis elle sourit et hausse les épaules en laissant s'échapper un petit souffle Pfff! ironique. Elle pense que quand on possède de tels arbres, on peut à juste titre revendiquer d'être un parc plutôt qu'un square, Pfff!

Parfois, il lui est arrivé d'attendre jusqu'à six minutes l'éclairement de la vitrine, et six minutes quand on en a que quinze ou quatorze, c'est drôlement long et ça réduit considérablement la durée de son plaisir. En plus, attendre six minutes en hiver c'est glaçant, surtout quand le vent souffle et que le ciel est encore noir ou presque, que la seule lumière chaude vient des panneaux publicitaires qui tentent le passant, voyages, îles, destinations exotiques, lointaines. 

Mais aujourd'hui, la matinée est fraîche et printanière. La vitrine sombre lui permet de parfaire son allure, arranger ses cheveux en les relevant un peu, mais surtout de se placer au bon endroit, exactement pour juxtaposer son image à celle, blanche, de la robe. Elle s'accorde même un instant pour donner un coup de mouchoir sur ses ballerines en prenant garde que personne ne la regarde. Après quoi, elle se dresse sur la pointe des pieds et quand enfin les tubes fluorescents commencent à clignoter (ils clignotent toujours un peu comme s'ils avaient du  mal à se résoudre à se mettre au travail) elle est encore forcée de patienter en ressentant que la tension dans ses mollets lui donne aussi une allure, clignotante? 

Quand la lumière est tout à fait faite elle constate que la robe, celle qu'elle a essayée tout l'hiver, n'est plus là. Alors, elle repose ses talons sur le trottoir, prends une minute à digérer sa déception et puis…

Elle a comme de l'humidité qui perle au bord de ses paupières et qu'elle chasse, rageuse, en clignant des yeux avec force. 

« Ce n'est pas possible qu'elle soit vendue… »

Les épaules basses, l'air triste, elle se rapproche de la vitrine jusqu'à la toucher et là, sa tristesse disparaît. Pas immédiatement mais petit à petit, elle disparaît. La robe. Elle n'est pas tout à fait aussi blanche que celle de l'hiver. C'est une robe de printemps, couleur « crème à la vanille légère ». Les manches sont plus courtes. L'étoffe en semble épaisse, même un peu raide, sur le bustier et vibrante et floue pour la jupe. L'encolure est ornée d'une rangée de perles nacrées qui sont peut-être naturelles. Des broderies rehaussent le bas de la jupe légère pour lui donner du tombant et de la tenue, pour éviter qu'elle ne s'envole dans une folle course vers le bonheur. 

Comme elle l'a fait tout l'hiver, elle ne regarde pas l'étiquette où en lettres et chiffres minuscules sont indiqués le nom, le prix, la signature du créateur. Non, ça elle s'en moque.

Elle sourit, se recule, encore, encore un peu. 

« Ne bouge plus » s'intime-t-elle.

Elle se hausse à nouveau sur la pointe des pieds jusqu'à être à l'exacte hauteur pour l'essayage.

« Elle est parfaite » et avec une hésitation elle rajoute « pour moi ».

Une petite révérence et elle est partie.

L'homme déchaussé qui réaménage la vitrine sort de derrière le mannequin en robe crème à la vanille légère où il s'était caché et entame avec bonheur sa journée. Il espère déjà le prochain matin.


photo : Gérard UFERAS « Paris d'Amour »
  • Que c'est beau ! Tendre et léger. Un amour de texte. Plein de folles espérances surtout. Enfin moi, c'est ce que j'y lis. Sourire de Lyselotte

    · Il y a environ 8 ans ·
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    lyselotte

  • Quelle simple et belle histoire.... le rêve peut se nicher n'importe ou et même dans une vitrine aux reflets flatteurs... j'aime beaucoup !.... :-)

    · Il y a environ 8 ans ·
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    Maud Garnier

  • une belle histoire de reflet! bravo ;-)

    · Il y a environ 8 ans ·
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    Patrick Gonzalez

    • Des reflets multiples dans lesquels chacun (e) trouve une place.

      · Il y a environ 8 ans ·
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      nyckie-alause

  • Ben mince.
    j'avais lu ce texte, aimé, et j'étais persuadé de vous avoir commenté.
    Ben non... Quelle quiche!
    Alors voila, je fais.
    J'aime beaucoup. Vraiment.
    Ce qui est raconté, ce rythme, le temps de cette histoire et cette conclusion toute en nuance et en espérance.
    C'est vraiment très beau.

    · Il y a environ 8 ans ·
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    jireoparadi

    • Voila, c'est exactement ça...Quelle quiche ! j'adore ! et l'expression et le met.

      · Il y a environ 8 ans ·
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      lyselotte

  • J'ai beaucoup aimé ce joli texte bien écrit.

    · Il y a environ 8 ans ·
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    Ana Lisa Sorano

    • Merci du commentaire et de ton passage par ici

      · Il y a environ 8 ans ·
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      nyckie-alause

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