Et je l'aimais

Yannick Darbellay

Impossible de reculer. J'étais coincé. En vrac. Sans planète, ni étoile. Toby mon ange, mon météore, j'arrive.

Ligne de front.

Notre section demeuraient depuis plusieurs heures déjà derrière un tertre sableux, guettant l'ennemi. Harnachés dans leurs exosquelettes mécatroniques, les cinglés de l'escadron Deleval déboulèrent autour de nous comme des possédés. Ils nous dépassèrent sans dévier de leur trajectoire, et nous dûmes nous écarter pour éviter d'être piétinés. Il en passa d'autres qui youyoutaient vers les cieux, dans leur course effrénée,  afin, sans doute, d'y planquer le peu d'âme qu'il leurs restait. Les gars projetaient vers l'ennemi, en sus de ces cris d'Apaches frénétiques, des essaims de mitraille.

Puis nous ne les vîmes plus.

Un copain hurlait, la jambe gauche broyée.

À une cinquantaine de mètres de là, des silhouettes semblables à des corbeaux délirants débouchèrent des tranchées. Funeste présage. Les soldats se détachaient, noirs, sur les incendies barrant l'horizon. On en comptait trente, tout au plus, -des nôtres- qui progressaient en file indienne, harassés. Le barda sur le dos. Ils se courbaient du mieux qu'ils le pouvaient pour échapper au feu adverse. Leurs masques à gaz inclinés vers le sol évoquaient des becs difformes, et leurs capotes crasseuses bouffaient autour d'eux comme des traînes funèbres. Ils serpentaient avec peine sur le champ de bataille, trébuchant sans cesse, le cuir battu par une pluie de cendre et de chair.

Certains disparaissaient, absorbés par d'effroyables jaillissements de lumière, d'autres s'effondraient, criblés de balles.

-Les gars, oh ! Ssssst ! Par ici!

L'un de nos sergents, Kriegerman, un juif ashkénaze à la barbe drue, essayait en vain d'attirer leur attention. Le haut du corps à découvert, il sifflait et gesticulait autant qu'il le pouvait. Lorsque notre lieutenant s'en aperçut, il l'agrippa par les épaules et le projeta en arrière avec âpreté. Kriegerman roula dans la poussière tandis que le lieutenant vociférait et tremblait comme une feuille, à bout de nerfs. Qu'importe son grade, il était épouvanté. Nous l'étions tous. Le sergent se redressa, et nous dévisagea les uns après les autres, accusateur, cherchant une lueur d'humanité dans nos regards éteints. Mutiques, nous ressemblions à des bêtes effrayées. Enfin, il baissa les yeux. Et les gars, là-bas, continuaient à tomber comme des mouches.

Il n'en resta bientôt plus un seul debout.

Accroupi, les yeux crevés par l'ombre de son casque, Toby les regardait mourir. Sur son visage rendu hâve et blême, par les privations et l'angoisse, on distinguait encore des ombres juvéniles. Il avait dix-sept ans. Il avait peur. Et je l'aimais.

Un coup de feu claqua et je me retournai vivement. Les héros de guerre n'existent pas sans que la mort n'exige d'eux, un sacrifice en retour. Kriegerman l'avait payé de sa vie. Il mourut en héros, une balle dans la tête et la main tendue vers des frères.  Ali et Collins se jetèrent sur le lieutenant pour tenter de lui arracher son arme. Je les aidai. L'homme avait été pris d'une crise de démence, et menaçait de nous tuer tous autant que nous étions.

Collins lui martela le visage et les côtes de ses poings lourds, jusqu'à ce que l'officier eût cessé de bouger.

À ce moment-là, l'écho lugubre d'une corne de brume s'abattit sur le front. Nous nous pétrifiâmes tous. Souvent, nous avions perçu la plainte grave des géants de métal, mais jamais elle ne nous avait parue si proche. Quelques soldats se hissèrent au sommet de la butte, entre les sentinelles, pour sonder les tourbillons de suie que soulevait la brise. À mon tour je grimpai, puis m'efforçai de distinguer, à travers les flammes et la poussière, la silhouette gigantesque d'un thanatobot.

À côté de moi, Ali marmonnait des prières fébriles dans sa barbe broussailleuse de métèque, tout en gardant les yeux rivés sur la plaine. Des larmes muettes coulaient le long de ses joues brunes.

-Allah ou akbar, Ashadu ala ilah ila lah...

Et les anges de la mort survinrent.

Émergeant des brumes incendiaires, telle une chaîne de montagnes nettoyée par les vents, ils apparurent déployés d'est en ouest. On en comptait dix, vingt, cinquante, pareilles à des scaphandriers colossaux, qui se mouvaient avec la grâce quasi-poétique et la lenteur d'un mime. L'acier bleu de leurs armures fumait, et leurs bras armés s'élevaient majestueusement, orientés vers nos positions, dans l'intention de nous bombarder. Des grincements de navires accompagnaient chacun de leurs gestes.

Saisis, nous admirions la beauté terrifiante des machines.

Avec eux, arrivaient des bataillons de soldats mêlés à des Gravediggers implacables. Des chars faisaient tonner leurs canons sans discontinuer. Braoum! Les détonations sourdes des obus tirés, ainsi que les déflagrations ininterrompues, densifiaient l'air autour de nous. Des bouffés de chaleur nous mordaient le visage. Flamboiement rouge et noir. Odeur d'animal brûlé, de poudre et de fer chauffé. Le sol vibrait sous les coups de ces battements de cœur sombre qui nous pénétraient jusqu'à la moelle. Et nous vrillaient les nerfs.

Le feu adverse semblait s'intensifier. Le cœur du combat se déplaçait vers nous. Et l'orage sourdait, de plus en plus proche. Les machines arrivaient !

-Tirez bon sang ! Beuglait le caporal Schwartz.

Les missiles avides pleuvaient sur nos têtes. Nous rampions dans le suif, l'épouvante et la terre, entre les cadavres disloqués, et les carcasses corrodées. Autour de nous, des hommes agonisaient sans que nous ne puissions rien faire. Et nous nous demandions quand viendrait notre tour.

Toby me suivait.

Toby mon bel oiseau, t'envole pas.

L'air que nous respirions s'épaississait à mesure que l'ennemi s'approchait. Par conséquent, nous ajustâmes nos masques, et nous devînmes semblables à des fantômes hallucinés. Des sortes de corbeaux macabres.

-A...an...ez !

Braoum ! Noirs, noirs. Schwartz arma son lance-roquettes. Il n'eut pas le temps de tirer.

Les thanatobots, se situaient tellement près de nous, à présent, que nous pouvions distinguer les impacts, et les zébrures qui balafraient leurs corps de métal froissé.

Je jetai un coup d'œil à Toby, et, ce faisant, j'aperçus certains de nos camarades qui détalaient, pareils à des animaux traqués. Ils en oubliaient toute prudence, et s'écrasaient au sol, dans des gerbes de sang. Collins, Ali, et d'autres furent balayés par le vent des mitrailleuses. Le combat tournait à la débâcle et les balles sifflaient à nos oreilles.

Toby et moi plongeâmes dans un cratère, puis épaulâmes nos fusils.

-Dérangement ! Hurla bientôt l'adolescent.

-Je te couvre !

-Dérangement, bon dieu !

-Calme-toi, merde, je te couvre !

Je tirai, et tirai encore, pendant que Toby, la main sur la poignée de charge de son fusil, essayait en vain de ramener la culasse en arrière. Il ne parvenait pas à extraire de la chambre, la balle coincée, et se mit à paniquer.

-J'y arrive pas. J'y arrive pas ! Chier ! On va crever !

Sa voix rendue stridente par la peur, se brisa, débordée par les sanglots.

Je tirai et tirai encore.

Rapidement, mon chargeur fut vide. Je fouillai dans les poches de mon harnais. Mais je n'en trouvai pas d'autres.

Les mains tremblantes, j'attrapai une barrette de cartouches, puis j'essayai de les insérer dans le magasin.

Toby que la terreur avait rendu fou, balança son fusil aussi loin qu'il le put, avant de s'agripper à ma manche. Il me glapissait au visage qu'il nous fallait foutre le camp, qu'on allait mourir, que dieu, que diable... Il était épouvanté. Les cartouches tombèrent dans la poussière et je paniquai à mon tour, tâtant le sol en vain, bousculant Toby, geignant comme un enfant.

Un projectile m'effleura la joue. Brûlure, effroi. Je poussai mon camarade, m'en défaisant, comme d'un noyé trop agité, le repoussant des pieds, le frappant de mon arme.

Il saignait et pleurait et je pleurais. Enfin je repris mes esprits et commandai :

-Fuyons !

Nous nous levâmes et courûmes aussi vite que nous le pûmes.

Toby ma belle âme, tiens le coup. Toby … Je me souviens d'un soir ; un soir dans les premiers temps de la guerre, j'avais à la main une lettre. Toby s'était assis près de moi et m'avait demandé :

-c'est ta femme ?

-Oui.

J'avais sa photo près du cœur et de la déprime dans la voix.

-Elle est belle.

-Oui...

Il me contemplait sans curiosité. Je me retenais de pleurer, et il me regardait sans pitié, sans rien d'autre à me donner que ses mots albatros, et sa beauté d'adolescent rétif.

Nous avions parlé, et, jusqu'à ce jour, nous n'avions cessé de le faire.

-Fuyons !

Tandis que nous cavalions, je voyais l'univers se déchaîner autour de nous. Ses larmes vengeresses dégringolaient du ciel par millions, anéantissant les hommes et les machines. Et la terre, pleine de rage et d'écume, s'en déchirait le torse.

Je ne cessai de courir, sur le fil du rasoir, jusqu'à ce que je m'achoppasse à l'ossature roussie d'un gars de l'escadron Deleval. Toujours arrimé à son exosquelette, le type gisait inerte, à demi enfoui dans la poussière, le ventre déchiré et fleuri de boursouflures marronnasses. Je l'en détachai afin de me harnacher à mon tour dans la lourde cuirasse. Elle fonctionnait encore. Je me relevai.

-Toby...

J'avais oublié Toby. Je revins sur mes pas, puis rebroussai chemin; j'allais, je venais, échappant à la mort, soulevant des cadavres, et palpant des mourants. Et Je gueulais à pleins poumons :

-TO-BY !

À bout d'espérance, j'abandonnai mes recherches pour m'immobiliser enfin. Tétanisé. Ce jour-là, dans la suie et la fureur, je perdis ma voix, et plus que ça, je mourus pour la première fois de ma vie. À 25 ans je découvrais que l'on pouvait mourir sans que le cœur ne s'arrête.

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