Et la lumière fut

mallowontheflow

Nouvelle aux légers airs de conte moralisateur, écrite pour le concours "Galop d'essai" organisé sur Welovewords.

« Je ne vais pas commencer cette histoire par le fameux ''il était une fois'' car cette expression introduit généralement les contes ou autres légendes un peu floues. Ce type de texte inclut bien trop de sorciers, d'elfes et de fées et trop peu de réalité, or le récit que je vais vous conter s'est passé pour de vrai, il y a de cela fort longtemps. Il y avait une sorcière à l'époque, qui a joué un rôle important, mais elle est la seule qui existait à cette époque et elle était bien meilleure que toutes celles dans les histoires que vos parents ont pu vous raconter à votre chevet. »

La voix du vieux tremblait en disant tout cela. Non pas qu'il avait peur, bien que cette histoire puisse le terrifier encore aujourd'hui, mais son grand âge ne lui permettait pas d'être plus audible. Une troupe d'enfants l'entourait, lui laissant à peine assez d'air autour pour respirer, suspendue à ses lèvres. Les conteurs passaient rarement dans la ville, ils comptaient bien en profiter pour avoir le droit de se coucher un peu plus tard et de faire râler leurs parents.

« Ce n'était pas une très grande ville. Peut-être trois ou quatre mille habitants, ce qui rendait la tâche plus facile à Ernest Lagardère, le dictateur qui exerçait sa pression sur la ville. Ainsi il pouvait s'acharner sur presque chaque habitant personnellement, passer de maison en maison pour parler de ses soit-disant bonnes intentions et gagner par ce biais la confiance de son peuple qui lui payait alors un maximum d'impôts sans même protester. Seul l'argent intéressait ce pauvre homme - c'est ce qu'il prétendait du moins car ses sbires voyaient bien qu'il était également avide de pouvoir. S'il ne régnait que sur une petite ville il ne supportait pas qu'on lui désobéisse, ni même qu'on y songe : il voulait toujours garder le contrôle absolu des choses. Est-ce que le pouvoir confère réellement le contrôle, c'est un autre débat, mais lui voyait les choses de cette façon.

En plus d'être un homme qui ne cherchait que la richesse et le pouvoir Ernest se fichait totalement des autres êtres vivants ; seule sa petite personne comptait, les autres n'étaient que décor. Un décor qui lui fournissait de quoi se nourrir, se vêtir et vivre aisément. Mais ce qu'il détestait bien davantage que les humains, c'était les chevaux ! Utilisés pour labourer, forts et robustes, ils faisaient la fierté de la ville et c'était sur eux que reposait toute son économie. Il ne pouvait donc pas s'en débarrasser – ce n'était pas faute d'avoir essayé. Il faisait donc avec mais sous son siège les bêtes devaient travailler de l'aube au crépuscule sans pause et mourraient souvent d'épuisement à même le champs. Si l'une d'elles se blessait il la faisait abattre aussitôt et la dégustait dans la semaine. C'était un homme sans pitié et sans respect pour tout ce qui bougeait sur cette terre, à part pour lui-même. »

« Les habitants ne semblaient se plaindre de rien, malgré leurs conditions de vie plus que déplorables, mais un jour ce fut Athénaïs la Juste, une sorcière qui habitait un peu à l'extérieur de la ville, qui se décida à agir pour remédier à la situation de tous ces pauvres gens. Un matin, très tôt, alors que le ciel était encore strié par de nombreuses couleurs pastel, elle vint frapper à la porte du dictateur pour lui livrer ce message :


Je viens te voir cher aîné

Pour mettre un terme à ces simagrées

Tu te caches loin de toute douleur

Mais va bientôt comprendre la leur

Actéon chaque aube tu naîtras

Homme le soir tu redeviendras

Tire profit de cette leçon

Reconnaissants nous te serons.


Ernest ricana : il ne croyait pas un mot de ce que disait cette folle ! Actéon ? Il ne savait absolument pas ce que c'était. Ou qui, d'ailleurs. Sans doute une bêtise de sorcière sans importance, quelque chose pour le déstabiliser et tenter de le renverser, mais ce n'étaient pas quelques mots qui allaient le chambouler. Sa journée se passa donc comme toutes les autres, sans anxiété particulière. Il serra la main de quelques habitants avec un sourire hypocrite, alla vérifier que les chevaux travaillaient bien, se gava de nourriture gratuite et de bière pas chère avant d'aller se coucher sans penser au lendemain. »

Le vieux était toujours étonné par la capacité des enfants à l'écouter sans broncher. Après tout, son histoire devait leur paraître bien banale, sans beaucoup de magie ni de quoi leur donner ce qui pouvait nourrir leurs rêves enfantins. Pourtant quand il la racontait, même les plus jeunes qui savaient à peine marcher écoutaient et refusaient obstinément de s'en aller avant la fin si leurs parents s'impatientaient. Le barbu reprit un peu son souffle avant de poursuivre.

« Il ne se doutait pas de ce qui lui arriverait le lendemain ! Il était parti se coucher assez tard, après avoir bu à sa soif et bien plus encore mais se réveilla dès l'aube, alors que le soleil se levait à peine. Ses paupières étaient lourdes, il essaya de les refermer quelques instants pour se rendormir, habitué à se lever à l'heure qu'il voulait, mais quelqu'un ou quelque chose tapa violemment contre du bois à seulement quelques mètres de lui. Voulant protester il ouvrit la bouche pour gueuler mais il n'en sortit qu'un hennissement aigu qui le fit sursauter. La stupeur le fit reculer brusquement, mais ses jambes n'avaient pas répondu correctement et il était tombé dans ce qui semblait être de la paille. Elles lui semblaient... plus nombreuses. Il jeta alors un coup d'œil et ne vit que des pattes balzanées, ce qui n'eut pour effet que de l'affoler davantage. Il poussa un nouveau cri qui sembla agacer le palefrenier du coin qui lui hua de la boucler avant de venir lui installer son harnais et de le sortir de son boxe sans le ménager. Il avait du mal à se faire à ses nouvelles pattes, dont les mouvements étaient difficiles à coordonner, ce qui le fit trébucher à plusieurs reprises, provoquant alors les rires des paysans aux alentours et les regards étonnés de ses compères. Il ne savait plus quoi penser... Était-il seulement en train de faire un mauvais rêve ? C'est ce qui lui semblait le plus logique car jamais il n'avait entendu parler de telles transformations, mais il se souvint alors des vers de la sorcière et eut envie de la retrouver pour la brûler vive. Si c'était elle qui lui avait fait ça elle allait le payer très cher, il se le jurait. Mais ses pensées n'eurent pas le loisir de divaguer davantage car le travail devait commencer et les efforts qu'il dut alors fournir pour éviter les coup de fouets ne lui laissèrent pas le temps de continuer à penser. Il sentait bien que ses pattes étaient très puissantes, bien plus que celles qu'il avait eu en tant qu'humain, mais le travail restait tout de même très difficile et le rythme acharné. D'autres chevaux tombaient non loin de lui, haletant, parvenant à peine à retrouver leur souffle. Il n'y prêta d'abord pas attention mais quelques heures plus tard il se dit qu'il allait terminer comme eux, après à peine une journée de travail. Il gardait l'encolure basse, les yeux rivés au sol. L'écume dégoulinait sur ses lèvres, témoignant de ses efforts insensés et ses crins étaient collés à son corps par la sueur.

Quand il releva la tête le spectacle qu'il vit alors le stupéfia. Il se vit, lui-même, Ernest Lagardère, en train d'avancer vers le cheval dont il avait pris le corps avec un air menaçant. Il entendit bientôt les paroles du palefrenier et lui, qui discutaient de l'incapacité de ce cheval à travailler assez rapidement et qui menaçaient de l'abattre s'il ne se reprenait pas. Il avait envie de se rebeller et de se mettre à lui-même un bon coup de pied dans le diaphragme ; pas assez rapidement ? Qu'est-ce qu'il voulait ? Ils fournissaient déjà tous le maximum ! Il rentra le soir dans son box complètement éreinté, incapable de réfléchir à ce qui lui arrivait et à comment y remédier et s'endormit en quelques secondes. La nuit, il redevint Ernest le dictateur, délaissant le corps d'Actéon le cheval, mais il était tellement bouleversé par cette journée qu'il fut incapable de faire autre chose que de dormir également après avoir bu suffisamment de lampées d'alcool pour ne plus être suffisamment lucide pour se laisser gagner par l'inquiétude. »

« Quand il se réveilla, il se retrouva à nouveau dans le corps du cheval et dut recommencer la dure journée de la veille. Cela dura des jours qui lui semblèrent être des années. De plus en plus fatigué il sentait sa fin venir mais les événements l'avaient dépassé : il avait instauré ces injustices en plusieurs années, il était presque impossible de les délier en quelques jours. Il était donc condamné à rester cheval et s'était presque fait à cette idée, prenant ceci comme une punition. La nuit, lorsqu'il était Ernest, il ne faisait plus rien, restait comme un mort-vivant dans sa chambre, refusant de voir quiconque le demandait. La journée, il se voyait faire ces choses horribles sans pouvoir s'en empêcher. Une fois il avait tenté de communiquer avec les autres chevaux pour organiser une sorte de rébellion collective, mais ceux-ci avaient bien trop peur de ce qu'on pourrait leur faire s'ils essayaient, ils préféraient encore obéir et avoir une vie désagréable mais à peu près supportable. Les paysans semblaient penser pareil... Il ne pouvait pas leur parler, ses hennissements ne provoquant chez eux que des regards remplis de perplexité, quand ils ne l'ignoraient pas, mais ils semblaient tout aussi résignés. Quand le dictateur venait leur prendre leur nourriture et leurs sous ils lui donnaient sans protestations pour s'éviter tout problème puis continuaient à travailler, inlassablement. Leurs vies étaient mornes, tristes, et à présent Ernest la partageait. Il regrettait ses actions maintenant qu'il les vivait et les voyait sous un autre angle, mais il était trop tard. Enfermé dans ce corps il ne trouvait rien qu'il puisse faire pour sauver ce qui avait été sa ville et qui était à présent son enfer, l'enfer de tant de gens. »

« Un jour pourtant, il finit par trouver une solution qui pourrait mettre un terme à sa dictature et il se maudit de ne pas y avoir pensé plus tôt. Avec ses pattes puissantes dont il avait maintenant un contrôle parfait, il pouvait aisément viser sa propre tête et se tuer, libérant alors la ville. Il ne savait pas où cela le mènerait, s'il garderait tout de même le corps d'Actéon ou s'il disparaîtrait pour toujours. Cette perspective le terrifiait, il n'était pas homme à narguer la mort, il en avait une peur terrible, mais estimait qu'il leur devait au moins ça. Il attendit des jours entiers d'avoir l'occasion, qu'Ernest vienne et s'approche suffisamment de lui. Il dut faire preuve de patience et de calme car à présent la vue de cet homme, qui était pourtant lui, l'énervait au plus haut point. Il voulait le tuer à chaque fois qu'il l'apercevait, à chaque fois qu'il pensait à lui. Même quand il reprenait son corps d'humain il n'avait plus l'impression qu'il puisse s'agir de lui. Quand enfin le dictateur vint se présenter et alla examiner quelques chevaux en demandant s'ils se donnaient assez de peine il attendit avec impatience que son tour arrive. Enfin, après ce qui lui sembla être une éternité, il put passer à l'attaque. Ernest était juste deux mètres sur le côté, Actéon n'était pas encore harnaché, seulement tenu par un palefrenier qui n'avait pas l'air très attentif. Alors il visa et tira sans attendre, poussa sa jambe aussi fort qu'il le put et jeta toute sa haine dans son coup de pied. Hélas, le coup ne fit qu'effleurer le visage de l'homme, passant à quelques millimètres de sa cible. Le visage rouge, animé par la colère, Ernest ordonna qu'on abatte tout de suite le cheval. Ca y est, c'est la fin, pensa-t-il. Mort, que pourrait-il faire pour se faire pardonner ? Pour s'assurer que la ville et ses habitants auraient un meilleur avenir ? Une heure plus tard, il n'était déjà plus de ce monde. »

« Le soir, à son grand étonnement, il se réveilla dans son lit, confortablement installé. Son cou le faisait un peu souffrir, il avait des courbatures dans chaque patte, mais dans l'ensemble il se sentait bien. Vivant. Il se souvint alors qu'Actéon était mort et pour la première fois de sa vie une larme glissa le long de sa joue. Cette sensation inhabituelle lui fit honte et il l'essuya rapidement. Se pardonnerait-il un jour ? Tout ce qu'il savait c'est qu'il ne pouvait plus se montrer dans ce village. Les gens continueraient à lui obéir, certes, sa vie n'était pas en danger, mais il se sentait pourtant vulnérable ; il s'était attaché à certaines personnes, à son peuple en général, et découvrait que faire souffrir d'autres personnes que soi peut être plus douloureux que se faire souffrir soi-même. Il pouvait toujours essayer de remettre de l'ordre dans cette ville, mais il craignait que les gens aient trop peur de lui pour accepter un changement venant de sa personne. Personne ne croirait en ses bonnes intentions. Alors il se leva, enfila de vieux vêtements, dissimula quelques morceaux de pain dans un baluchon et sortit discrètement en s'assurant que personne le l'aperçoive et le reconnaisse. Avant de partir définitivement il alla déposer un mot à la porte d'Athénaïs la Juste, mot qui lui demandait de reprendre la ville en main et d'améliorer la vie de ce peuple du mieux qu'elle le pourrait, qu'il la lui confiait. Puisque c'était elle qui lui avait fait se remettre en question avec son sortilège c'était elle qui lui semblait la mieux placée.

Ceci fait il s'éloigna sur un chemin terreux et plus personne ne le vit jamais, pas même la sorcière. Certains racontent qu'il est mort, d'autres qu'il erre toujours et d'autres encore qu'il est redevenu ce qu'il était avant et a pris le pouvoir sur une autre ville. Il existe une autre version où il aurait fait construire un refuge pour les chevaux maltraités. Qui a raison, qui a tort... Personne ne le saura jamais. »

Le vieux venait d'achever son histoire et se tripotait la barbe de ses doigts secs et rugueux. Quelques bambins avaient été emportés par leurs parents mais le plus gros de la foule l'avait écouté jusqu'à la fin. À présent la troupe se dispersait et seule une femme appuyée sur une canne demeura, immobile, les yeux fixés sur le conteur. Ce dernier s'avança vers elle dans l'intention de lui demander si elle avait besoin d'aide mais l'étonnement gagna son visage dès qu'il fut à moins de deux mètres d'elle et seule une interrogation voulut bien sortir de sa bouche :

- Athénaïs ?

- Ernest c'est toi ? Ca fait si longtemps...

Cela faisait quarante et un ans précisément. Après avoir réalisé son erreur et les souffrances qu'il avait infligées à tous ces gens Ernest s'était dit que la ville se porterait mieux sans lui et s'était exilé. Depuis il sillonnait la France en racontant son histoire à qui voulait l'entendre mais il n'avait pas encore osé revenir dans sa ville d'origine qui, mine de rien, lui avait beaucoup manqué. Sa mésaventure ne lui avait pas seulement ouvert les yeux sur la véritable valeur des chevaux mais lui avait également appris que chaque être méritait attention et respect et que si lui avait eu la chance de naître dans une bonne famille ce n'était pas le cas de tout le monde et que personne n'y pouvait rien. Que ces gens qui naissaient et vivaient pauvres n'étaient pas blâmables seulement par ce fait.

On a ce que la vie veut bien nous donner.

Signaler ce texte