Et puis des voix se sont tues

enzogrimaldi7

J'ai choisi le métier de linguiste car depuis mon enfance j’étais fasciné par les langues. Claude Hagège.

  Alors, le verbe fut. Une sorte de balbutiement qui peu à peu fit place à des structures qui se déclinèrent et le langage advint. Depuis 50 000 ans et la mutation de la protéine Forkhead-P2, le cerveau humain a démultiplié les concepts langagiers, lesquels, d'une zone géographique à une autre, ont créé plusieurs langues et dialectes.


Sans conteste, le langage fut le déclencheur de l'imaginaire jusqu'ici prisonnier de l'âge de pierre, des peintures rupestres et des pensées rudimentaires. Arcane de la sociabilité et des échanges fondamentaux entre les populations, le langage, fonction mentale de la langue, elle-même tributaire de la parole, régit le monde.


Chaque peuple va développer ses caractéristiques en fonction de certains traits culturels tous paramétrés par l'incontournable parole. La langue est indissociable du pays dont le nom est un dérivé. Et chacun de ces pays va enfanter son maître langagier absolu au point d'utiliser le patronyme de celui-ci pour l'illustrer.


Ainsi parle-t-on de la langue de Molière, ou de celle de Shakespeare, celle de Cervantès ou celle de Goethe, à moins qu'il ne s'agisse de celle de Dante. Des géants qui ont façonné cet outil au point d'en faire, plus qu'une institution, une œuvre d'art.


Héritière de l'oralité, la langue va, en soi, engendrer l'écriture. C'est à Serabit el-Khadim que le premier alphabet a été inventé pour traduire l'egyptien en cananéen en 1850 avant JC.


Et le premier mot ainsi traduit serait le nom de la déesse Hator pour trouver son équivalent en cananéen: Baâlat. C'est donc de la nécessité de transcrire une langue à une autre qu'est né l'alphabet et dés lors l'écriture post hiéroglyphe. 


Mais le vrai linguiste distingue langage et écriture. Il préfèrera, plutôt que de lui écrire, poser, en personne, à son confrère la question fondatrice: comment dis-tu ça dans ta langue?


Et d'échanges en échanges, chacun  va transmettre à l'autre sa langue maternelle, celle apprise à force de lire sur les lèvres et de tenter de reproduire les sons maladroitement perçus durant la petite enfance.


Miracle. Un jour cet agglomérat sans queue ni tête prend forme et la parole jaillit. Passeport indispensable pour le restant de la vie et ouverture sur le monde, elle est la clef de tout.


Une clef gageure de la diversité: on se souvient de cette expérience unique à la terrasse d'un café barcelonais où espagnol, catalan, portugais, italien, anglais et français fusaient à nos oreilles, tandis que l'allemand, le chinois et d'autres idiomes qui nous échappaient, virevoltaient.


Et puis des voix se sont tues. Comme un caquet rabattu par mister virus et ses variants. Plus de terrasses. Plus de voyageurs. Plus de langues étrangères. Un silence monosyllabique. Retour à l'âge de pierre, ou presque.


Certes nous ne regrettons pas l'absence de quelques touristes irrespectueux et il y a déjà eu tant de mélanges que dans certaines villes la pluralité est restée forte. Mais pour la première fois depuis des lustres, la magie n'était plus là.


Cette muselante expérience montre la nécessité des langues non natales : elles sont une autre façon de parler, d'écrire, d'écouter, de lire et surtout de penser, afin de faire reculer l'ignorance et la bêtise.


Pour que jamais les voix étrangères ne se taisent, il nous faut les accueillir et chercher à les comprendre. Sinon, nous risquons de perdre le plus beau des langages : celui qui n'a pas toujours besoin de mots. Qui se dit avec des gestes, avec le cœur. Une langue universelle garante de la survie de notre espèce : celle de l'amour.

                                                                                    2021

Illustration:  sculpture de la déesse Baâlat

Musique: Pink Floyd, Keep talking.                                             

  • me rappelle " Le pont aux 3 arches " d'Ismaïl Kadaré

    · Il y a presque 3 ans ·
    Photo

    Susanne Derève

    • Flatté de la comparaison. Effectivement une langue est un pont entre deux cultures.

      · Il y a presque 3 ans ·
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      enzogrimaldi7

  • D'où l'importance de la tradition orale et des collecteurs / conteurs. Merci pour ce texte fort !

    · Il y a presque 3 ans ·
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    sophiea

    • Vous en êtes un peu à la source. Merci à vous.

      · Il y a presque 3 ans ·
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      enzogrimaldi7

  • Une belle fin !!

    · Il y a presque 3 ans ·
    Louve blanche

    Louve

  • Les premiers échanges furent, sans doute, ceux du quotidien. « BRAOU ! » ; « Qu’est-ce qu’on va manger ce soir ? » ou « BREUUHH ! » ; « Bouge ton cul de là ! » Et ainsi de suite le langage devint subtil, en développant une pensée conceptuelle dans une étroite relation circulaire : Pensée- Parole. Parole- Pensée. Mais je ne t'apprends rien, ici.
    Mais elle ne serait pas un peu stéatopyge, la déesse Baâlat. :o))

    · Il y a presque 3 ans ·
    Photo rv livre

    Hervé Lénervé

    • Bien dit!
      Quant à Baâlat, c'est vrai qu'elle a du corps, lequel d'ailleurs, n' a pas manqué de t'attirer. Faut dire qu'en tant que déesse de la fécondité, elle se devait d'être gênéreuse.

      · Il y a presque 3 ans ·
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      enzogrimaldi7

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