Étranger chez moi
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Les enfants, comme de petits soldats tiraillés entre la sagesse et l'intrépidité, attendaient leur tour pour parler et quand celui-ci arrivait, un flot de paroles se déversait de leurs bouches infantiles et insatiables. Timothé, lui, qui n'avait pas très envie de parler aujourd'hui, priait pour que son tour arrive le plus tard possible, voire même qu'on l'oublie. Ses pensées étaient toutes braquées sur la promesse du nouveau vélo faîte par son père le week-end précédent. Plus grand que l'ancien, casque assorti et selle rembourrée... il en rêvait ! Sa mère avait longtemps protesté contre cet objet qui risquait de lui dérober son cher et unique enfant, mais ce dernier l'avait tant suppliée qu'elle avait dû se résoudre à dire oui, non sans regrets. De toute façon dernièrement elle n'arrivait plus à lui refuser quoique que ce soit et ne pouvait pas compter sur son mari pour être plus raisonnable. Dans son bureau perché au dernier étage d'une tour vertigineuse, elle était justement en train de penser à toute cette histoire de cycle et de refus tout en jetant des coups d'œil nerveux à sa montre toutes les minutes : il ne fallait pas qu'elle oublie d'aller chercher son enfant à dix-huit heures. La dernière fois elle avait eu sept minutes de retard et en avait culpabilisé toute une nuit, son côté mère-poule exaspérait tout son entourage et c'était pire depuis quelques temps.
Ce fut alors au tour de Timothé de prendre la parole, ce qu'il fit après avoir extrait pédales et guidons du méandre qu'étaient ses pensées. La dame en blouse blanche se pencha sur lui avec un sourire qui se voulait sans doute rassurant et le questionna.
« Alors Timothy, comment vas-tu aujourd'hui ?
- Moi c'est Timothé, avec un é, comme dans éléphant ! Timothy, c'est pour les filles !
- Désolée, Timothé avec un é, fit-elle en insistant sur la dernière syllabe. »
L'enfant à l'air boudeur la fixait, plissant ses yeux bleus et ses sourcils au-dessus de ses lunettes rondes, il exagérait un peu la chose mais y prenait un malin plaisir. La femme souffla du nez avant de retenter sa chance :
« Alors Timothé, comment vas-tu aujourd'hui ?
- Ca va.
- Mais encore ?
- Ca va j'ai dit !
- As-tu le revu le bonhomme qui t'effraie dans tes rêves, celui dont tu nous as parlé la dernière fois ?, continua la femme, imperturbable.
- Ce ne sont pas que des rêves. Je le vois seulement la nuit quand je dors mais la journée je sais qu'il est toujours là, quelque part. Il doit juste se cacher. Ou peut-être qu'il peut se rendre invisible.
- Invisible ?, demanda la femme avec autant de curiosité et d'étonnement qu'elle put en mettre dans sa question.
- Oui, et il fait encore plus peur quand je ne le vois pas.
- Où penses-tu qu'il se cache ?
- Je crois qu'il reste chez moi. Il se cache quelque part... dans la maison. J'ai l'impression de sentir sa présence parfois. »
La femme en blouse haussa les sourcils : que voulait-il dire ? Elle avait déjà vu un tas de gamins dans son genre, excentriques et insaisissables, mais celui-ci était à part... La plupart racontaient simplement n'importe quoi pour ce faire remarquer, alors que lui semblait profondément croire à ce qu'il disait et contrairement à ceux qui faisaient ça pour attirer l'attention il n'en parlait que si on lui demandait assez explicitement, et encore cela ne suffisait pas toujours ! Elle ne parvenait pas à le diagnostiquer, à son grand désespoir. Mais ce qu'il venait de dire là était peut-être assez intéressant... Quoiqu'il en soit, elle ne le saurait pas avant la prochaine séance, le lendemain, car le cloché de l'église venait de faire retentir ses dix-huit coups, il était donc temps de rendre les enfants à leurs parents.
Quand Timothé aperçut sa mère, il lui lança un bref sourire. Elle s'approcha de lui à grands pas, le serra dans ses bras et lui demanda si sa journée s'était bien passée, comme à chaque fois qu'elle venait le récupérer, et comme à chaque fois Timothé répondit qu'il allait bien et que sa journée s'était bien passée. Quand ils furent sur le point de partir, la dame en blouse blanche interpella sa mère et lui fit signe de venir dans son bureau, ce qui étonna le garçon : normalement, la femme ne parlait qu'à lui et aux autres enfants, jamais aux parents. Encore moins en privé. Mais il n'allait pas en faire un caprice alors il s'assit sur le banc le plus proche en attendant sa mère, sage, il aurait fait rêver les mères du monde entier à ce moment-là. Au bout de quelques minutes il saisit un crayon noir qui traînait encore sur une des petites tables et gribouilla quelque chose sur une feuille. Ses traits étaient maladroits mais il parvint quand même à esquisser ce qu'il avait en tête : une masse noire, ressemblant très vaguement à un être humain, peut-être plus à un ectoplasme. Une bouche tordue en un rictus menaçant tranchait son visage et deux gros yeux blancs sans pupille occupaient presque tout l'espace restant. Il n'entendit pas sa mère sortir du bureau mais il remarqua son air interloqué lorsqu'elle se fut penchée sur son dessin. Néanmoins, elle ne posa aucune question. Sur le chemin du retour, elle conduisait vite et insultait facilement les conducteurs imprudents. Timothé savait ce que cela voulait dire : sa mère était énervée. Pourquoi, ça, en revanche, il l'ignorait. Il se risqua à lui demander mais la réponse fut sans appel : « Des histoires de grands », trancha sa mère. Et il n'était peut-être pas un grand, mais il savait à ce moment-là qu'insister ne servirait strictement à rien.
La soirée se déroula presque normalement. Son père rentra une heure après le retour de Timothé à la maison, sa mère avait préparé son plat préféré... mais ses parents ne cessaient de se lancer des regards inquiets tout en restant parfaitement muets. « Des jeux de grands sans doute », pensa Timothé tandis qu'il avalait une nouvelle fourchette de purée de carottes. Cela faisait bien longtemps que sa mère ne lui avait pas préparé un vrai repas... Dernièrement c'était plus soupe en boîte et plats surgelés. Il savait bien que ses parents lui cachaient quelque chose, même si eux agissaient comme si tout était normal. Il n'était peut-être encore qu'un enfant mais il voyait bien leurs regards, il sentait bien comme le ton qu'ils prenaient parfois sonnait étrange...
« C'est bon, il dort, déclara le père sur un ton soulagé. Dis-moi ce qui ne va pas maintenant.
- Tout à l'heure, en allant chercher Timothé..., commença la femme avec une angoisse mal dissimulée dans la voix. Elle a voulu me parler.
- Qui ça ?
- Le docteur !, s'exclama-t-elle sur un ton passablement agacé. »
Son mari se contenta de l'encourager à lui en dire plus en lui prenant la main et en plongeant ses yeux dans les siens. Elle inspira un grand coup avant de se lancer.
« Elle pense qu'il sait quelque chose, qu'il se doute que...
- On ne lui a encore rien dit, coupa le mari. C'est ça qui t'a énervée ? »
La femme rougit, dégagea sa main et se tourna, dos à lui.
« Non... Elle croit que... un de nous a un amant. Non mais de quoi elle se mêle celle-la ? Comment peut-elle se permettre de nous juger et de nous insulter de la sorte ? »
Le père ne put retenir un rire. Vexée, sa femme se retourna et lui lança un regard noir avant de lui demander ce qui était comique dans cette situation. Il l'attira contre ses hanches et lui chuchota que tout se passerait bien, qu'elle n'avait pas à s'en faire et qu'elle n'avait qu'à ignorer ce docteur qui de toute évidence était loin du compte.
« Il faudrait peut-être qu'on lui dise...
- Je t'ai dit de ne pas t'en faire. On s'occupera de tout ça, de lui dire... le moment venu. »
Les deux parents s'observèrent quelques minutes, front contre front, avant de fermer leurs yeux. Au fond ils savaient bien tous les deux que le moment était déjà venu, qu'il était même passé depuis bien longtemps... Mais ils trouvaient toujours une excuse. « Attendons que son trimestre soit terminé, ou attendons les vacances », « il ne se sent pas encore assez bien avec ce docteur pour lui en parler ouvertement si nous lui disons », « il n'y a pas encore d'urgence, ça peut attendre »... Tout prétexte pour retarder le moment fatal était bon à prendre.
Cette nuit-là, Timothé fit encore son rêve bizarre. C'était presque le même chaque nuit, à la différence près que, à chaque fois, il semblait avancer un peu dans le temps, évoluer... comme une histoire qui se déroule au fur et à mesure. Sauf qu'aucune histoire n'avançait dans son rêve, seul le protagoniste avançait, grossissait, prenait plus de place dans son champ de vision. Mais dans l'esprit de Timothé c'était comme si cela faisait avancer et grossir... autre chose. Une chose menaçante. Il n'y avait toujours que ce seul personnage : le bonhomme tout noir aux yeux qui faisaient frémir le petit garçon. Que lui, qui s'approchait. La première fois qu'il avait fait ce rêve il n'apercevait qu'une sorte de ver noir au loin qui se tortillait et pendant plusieurs jours il n'avait pas du tout pu identifier cet étrange ectoplasme. Mais depuis environ une semaine ce dernier était très proche. Dangereusement proche... Il flottait dans l'air, ondulait et souriait, d'un sourire à faire fuir les plus téméraires. Mais Timothé, lui, s'il avait peur, ne souhaitait pas s'enfuir et encore moins se réveiller : il voulait absolument découvrir ce que représentait cette masse et surtout où elle se cachait la journée, lorsqu'il était éveillé.
Il se passa deux jours sans que rien de nouveau n'arrive. La vie passait, les parents mentaient et continuaient de cacher ce qu'ils n'osaient dire, la femme en blouse ne tirait rien de plus de Timothé et commençait à croire que finalement il était peut-être comme la plupart des enfants : il racontait des histoires sorties de son imagination, toujours profonde à cet âge-là, tout ça pour attirer l'attention de ses parents et d'autres adultes. Elle commençait à se résigner et les parents à oublier un peu l'incident qui avait eu lieu deux jours plus tôt lorsque Timothé fit un nouveau rêve. L'ectoplasme noir était toujours bien présent et le rêve était identique aux autres, au début tout du moins. Mais au moment où Timothé se réveillait généralement, le fantôme sembla vouloir lui dire quelque chose. Il entendait sa voix grinçante et désagréable pour la première fois -il l'avait toujours cru muet jusqu'ici- mais ne comprenait pas ce qu'il disait, ne saisissait que quelques sons, malgré tous ses efforts. Une même phrase semblait revenir souvent... « Je suis chez... ». Il lui manquait deux mots. Le bonhomme faisait sans doute exprès de baisser la voix au moment de les prononcer pour que l'enfant ne les entende pas, pourtant il bougeait les lèvres lentement pour les chuchoter, semblait articuler avec exagération. Timothé tendait l'oreille, grimaçait comme si cela pouvait l'aider, mais il n'entendit bientôt que les cris de sa mère qui lui disait de descendre prendre son petit-déjeuner. Il soupira mais ne tarda pas à ouvrir les yeux et à se lever, bien décidé à dénicher la cachette de son cauchemar aujourd'hui-même.
Les marches craquaient sous ses pieds. Ses jambes tremblaient. Il savait que c'était le bon jour, qu'il allait le trouver, mais l'angoisse le prenait lorsqu'il songeait à l'endroit où il se trouvait peut-être, à la raison pour laquelle il y était, à qui il était... Il avait un mauvais pressentiment. Il savait au fond de lui que cet ectoplasme était un mauvais augure, annonçait quelque chose qui faisait bien plus peur que son apparence. Lorsqu'il apparut dans la salle à manger sa mère se jeta sur lui en lui demandait pourquoi il était si pâle mais il se contenta de grommeler qu'il allait bien, qu'il avait seulement un peu mal dormi. Elle insista un peu mais finit par lui ordonner d'avaler son petit-déjeuner et de s'habiller, ce qu'il fit sans protester avant de se laisser emmener à l'école, où il s'ennuya toute la journée, car il ne sentait pas la présence du fantôme, il savait qu'il n'était pas ici et qu'il ne faisait que perdre son temps. À la fin de la journée il se rendit chez la dame en blouse blanche, comme tous les jours, et son attitude inquiéta cette dernière.
« Pourquoi es-tu si silencieux Timothé ? As-tu encore fait un de tes rêves ? »
L'enfant leva les yeux vers elle, hésita quelques instants... Peut-être qu'elle pourrait l'aider après tout ? C'est avec cet espoir qu'il se décida à lui décrire le rêve de la nuit précédent et ce qu'il avait entendu sortir de la bouche de l'étrange être. La femme l'écoutait attentivement, elle ne prit pas la parole une seule fois, sauf pour lui dire de continuer. Mais elle ne l'aida pas. Déçu, Timothé se leva sans même lui dire au revoir pour sortir de son bureau lorsqu'il remarqua que ses deux parents étaient là. Et quelque chose d'étrange flottait au-dessus de son père. Quelque chose de sombre, d'ébène, quelque chose qui glaçait le sang du garçon... quelque chose avec de grands yeux. Timothé se figea, incapable de bouger un seul membre de son corps, il avait l'impression que tous les organes de son corps avaient cessés de fonctionner d'un seul coup. Sa gorge se noua, il voulut crier « il est là », leur dire... leur dire quoi ? De s'enfuir ? De se protéger ? Comment ? Ou peut-être qu'il voulait simplement crier pour expulser la peur hors de lui, mais aucun son ne sortait de sa bouche pourtant entrouverte. Puis, tout à coup, il perdit connaissance.
Lorsqu'il se réveilla, il eut du mal à reconnaître la pièce où il se trouvait. Ce n'était pas le bureau de la dame en blouse... Il était dans un lit, mais ce n'était pas sa chambre qui l'entourait. Il réalisa au bout de quelques secondes en voyant tous ces étranges appareils autour de lui qu'il était à l'hôpital. Il essaya de se lever mais une douleur lui transperça la poitrine et il fut incapable d'achever son geste. À côté de la porte de la chambre qui était restée ouverte, des voix se faisaient entendre... Il reconnut facilement celles de sa mère et de son père, celle de la femme en blouse, mais la dernière était inconnue. Un médecin, sans doute. C'était surtout la femme qui parlait.
« Je suis désolée mais je crois que votre fils est un peu... déboussolé. Ne vous inquiétez pas c'est normal à son âge d'être perdu, il faudrait seulement lui trouver le... traitement adéquat.
- Le traitement adéquat ? Vous pensez que mon fils est fou ?, répondit sa mère d'une voix agressive.
- Calme-toi ma chérie, elle essaie simplement d'aider...
- Il a dix ans, je refuse qu'on le drogue, je refuse qu'il prenne la moindre pilule. Il va très bien.
- Votre fils a des hallucinations...
- Non... Non, protestait sa mère qui avait du mal à retenir des sanglots. Je pense que ce... cet homme qu'il déclare voir... je pense que ça a un rapport avec ce qui nous arrive en ce moment. On ne lui a pas dit mais il doit le sentir... Il doit avoir peur...
- Qu'est-ce que vous entendez par ''ce qui nous arrive en ce moment'' ?
- Je suis malade. Il me reste six mois. »
C'était son père qui avait parlé, d'une voix grave, en accord avec la situation. Timothé se déconnecta de la discussion à ce moment-là. Il le savait... Il le savait qu'il y avait un étranger chez lui ; cette maladie que personne n'avait invitée et qui s'était quand même immiscée dans leurs vies. Cette nuit-là, l'ectoplasme sourit de plus belle.