Fall
Léo Noël
Strether n’a rien senti arriver. Il a placé sa main sur le levier et passé les vitesses : troisième, deuxième… Il a écrasé la pédale de frein. Il a tourné le volant. La lumière a percuté les arbres. Première. La voiture s’est installée dans le creux du fossé. Point mort.
Le réveil a potentiellement pris du temps, il n’en sait rien. Sa montre est cassée, son esprit bourdonne. Il porte les mains devant son visage. Une panique soudain s’empare de lui, il s’imagine bloqué dans le ventre de la bête métallique, solidement harnaché par une ceinture de sécurité rebelle à toute épreuve de force. Il tire alors précipitamment ses jambes à lui et agite ses mains à la recherche de prises sur le siège passager. Il s’arrache à la carcasse, plante ses bras dans la terre et se redresse.
Strether se tient debout, sous la pluie. Il contemple sereinement l’étendue des dégâts, faisant défiler les évènements qui l’ont conduit jusqu’ici.
Le bilan n’est pas glorieux, et il lui reste un vague sentiment d’inachevé. Il s’interroge à savoir pourquoi et comment les choses tournent toujours ainsi : trombes et obscurité, implacablement à sa poursuite. Il imagine un être stigmatisé « malchance » : forme brumeuse pour une grandeur exemplaire, donnant des coups de pattes dans sa chair molle et trempant son paquet de clopes.
D’un coté comme de l’autre, le chemin sinueux s’évanouit derrière un rideau opaque aquatique. C’est la nuit, le lampadaire jaune brûlant demeurant le seul phare visible. Strether ne conçoit d’autre itinéraire que celui qui le mène à la lumière. Soudain la terre s’éclaire à ses pieds. Le rayonnement atteint ses jambes et ne tarde pas à le baigner entièrement. Sans douleur, ses yeux s’abritent derrière son bras. Sa tête se détourne par réflexe. Le motard hurle son moteur en passant devant lui, il fait filer sa machine à toute vitesse jusqu’à ne devenir plus qu’une flamme rouge, floue, qui s’éteint dans l’eau.
Porté par le silence, Strether marche jusqu’à toucher un portail. Derrière, est dressé en pierre, un abri ocre et croulant. Au contact de la rouille, le fer forgé entrelacé se lasse de ses grincements, il entrebâille une ouverture dans laquelle Strether se glisse. Passant d’une porte à l’autre, sa main vient frapper de son plat l’entrée fermée qui le sépare de l’abri. La demeure reste sombre et muette.
C’est à ce moment précis que Strether se sent comme partir de son corps, se voyant, seul et infime sous les trombes, assommé comme chaque brin d’herbe à ses pieds, perdu au beau milieu d’une nuit bien trop sombre. C’est à ce moment là qu’il refuse de plus belle sa situation, qu’il ouvre sa bouche pour appeler à l’aide, que ses cris semblent aussi perdus dans l’immensité qu’il l’est lui-même.
Strether s’asseoit. Il laisse l’eau pénétrer son corps et touche la terre à ses pieds. Il se rend compte qu’il n’a pas froid. Il pense qu’il pourrait bien dormir comme ça dehors, qu’il n’a jamais été aussi près de la vie qu’il ne l’est aujourd’hui. Soudain, Strether se lève, un galet trempé et fermement empoigné, avec l’incommensurable envie de recouvrer un minimum de sa décence humaine. Il devient hors de question de rester dehors. Une des vitres de la bâtisse se brise en douceur au passage de son bras minéral. Ses doigts font tourner la poignée et la fenêtre lui ouvre un nouveau passage vers la nuit. Un retour inespéré au monde.
La pierre lui parait froide et inhospitalière. Les ombres se déplacent à sa vue alors qu’il progresse dans une petite salle aménagée en cuisine. Alors qu’il espère une rencontre plus chaleureuse, son pas s’allonge vers une nouvelle pièce qui l’accueille sans une once de lumière. Ses pupilles cherchent à voir mais ce sont ses mains qui lui dessinent un plan grossier des lieux. Utilisant la pierre de son briquet trempé, les éclairs miniatures permettent à Strether de placer une table, une armoire, une cheminée, une boite d’allumette… La flamme craque timidement et remplit de son mieux le salon de jaune. Strether se surprend à prier son être « malchance » de bien vouloir faire fonctionner l’interrupteur qu’il trouve au pied d’un guéridon sur lequel est posée gauchement une lampe sans abat-jour. L’ampoule est hésitante, ébouriffée, elle clignote un manque de motivation certain. Alors qu’elle consent finalement à nourrir les yeux, quelques dizaines d’araignées regagnent fissures et coins de poutre de manière erratique. Strether décide, d’un commun accord avec lui-même, qu’il n’ira pas plus avant dans la visite de la maison, trop heureux de se savoir déjà si bien entouré. Il choisit plutôt de s’intéresser à l’appareil qui partage le guéridon avec son ami le bulbe allumé. Il s’empare fébrilement du téléphone, avec l’espoir d’entendre rugir une tonalité inopinée. Et le téléphone a rugi. Dans un soupir, Strether compose un numéro sur le cadran rotatif. Le combiné
résonne, hurle, se fait long… Une voix endormie interroge. Strether répond et la voix interroge à nouveau. Strether répond de nouveau et la voix s’impatiente. Strether interpelle et le combiné craque. Tonalité. Les choses reprennent une logique presque rassurante pour Strether, son interlocuteur ne l’avait pas entendu, et il lui apparaissait naturel que les problèmes n’arrivent jamais seuls. Strether se laisse tomber lourdement dans le canapé qui l’accueille de sa souplesse câline. Il se sent comme flotter, son corps comme absent, prêt à passer sa nuit dans la poussière tendre.
Mais cela ne lui permet pas de dormir, il est assis en face de la cheminée et ses yeux refusent de se fermer jusqu’au lever du jour.
Les fenêtres se dessinent d’ombres au sol. Le temps parait retenu par la vapeur, et les bordures brillantes de soleil, et les reflets dans l’eau. C’est un bruit métallique
inattendu qui vient sortir Strether de sa torpeur. Son visage est marqué par la fatigue. Reconnaissant les préparatifs d’un déjeuner, il déduit rapidement qu’il n’est pas seul en la demeure. Cependant, l’arrivée de nouveaux occupants dans les lieux qu’il avait investit ne le préoccupe pas vraiment, il se dirige vers la fenêtre de la cuisine rapidement, sans réel effort pour ne pas être surpris. A peine la porte passée, son étonnement témoigne de la présence d’une grosse dame occupée à servir du lait dans un grand bol et à tartiner du bleu sur des tartines. Après un instant immobile, Strether décide tout de même de se cacher sous un plan de travail couvert de miettes de pain. « Aucune chance qu’elle ne me rate », pense Strether, l’esprit occupé par les excuses qu’il allait devoir présenter de façon crédible. Pourtant, la grosse ne le remarque pas et part s’affaisser dans le salon.
C’est un soleil qui ne brûle pas qui attend Strether à sa sortie. Et la porte rouillée, qui est restée ouverte, ne gémira pas à son passage. En face du portail, de l’autre coté de la route : un autre portail, plus blanc, de la même époque, moins abîmé, moins utilisé. Et derrière la grille : un champ, un arbre.
Ici Strether s’est laissé aller à la concession, à une perte de temps supplémentaire. Il est entré, et a marché en direction du tronc, plus longtemps qu’il ne l’avait imaginé...
Strether passe alors le portail. Il se laisse gagner par les herbes hautes, envoie ad patres une crainte ou deux, pour avancer dans cet au-delà sauvage. Ce n’est qu’à quelques mètres seulement de l’arbre que Strether se retourne pour la première fois. Il découvre un champ immense, le portail n’est qu’un point miniature derrière une masse sombre qui avance droit sur lui. Sans un bruit, une bête immense plie les herbes, courant et rageant, l’homme en visée, aucune autre pensée que d’aller crever l’intrus. A la vue du sanglier, Strether pose un instant d’hésitation, il goûte mentalement à la sensation des défenses de l’animal déchirant son ventre. Puis l’instinct prend le dessus, il se retourne et court, la bête fumeuse à quelques pas derrière lui. L’arbre est proche, il s’empare d’une branche salvatrice et se hisse dans un souffle désespéré. Le sanglier s’effondre sous ses pieds. Strether regarde l’animal hébété. Il trouve des reflets bleus dans son poil et de grands aplats rouges sur sa tête et ses bajoues. Le sang de l’animal semble lui renvoyer son reflet. Il vient d’assister à la mort de l’animal et s’interroge sur la position improbable que son corps a pris, naturellement agencé par l’agonie. C’est pendant qu’il est encore en train de reprendre ses esprits que Strether dénote une litanie qui flotte autour de lui : les propos ne sont pas clairs.
Strether se tourne alors pour rencontrer un homme sans sa chair, dégoulinant de paroles insensées et de vin à bas prix. Le tas d’os se plaint, il refuse de monter, souhaite en référer au recteur de son académie. Quelques ligaments empêchent ses pieds de tomber au sol. Strether cherche à savoir ce qu’il voit, sans pouvoir changer l’image de ce squelette qui parle devant lui. Il décide néanmoins de ne pas déranger le demeuré, et pose son pied sur une branche un peu plus haute.
Ici Strether accepte de se laisser aller à sa curiosité. Il découvre l’arbre se laisse attirer par la cime.
L’arbre file au dessus de lui dans un amalgame de branches sinueuses et reliées par un tronc déformé. La vue oublie ses repères, le haut et le bas se confondent tant le ciel semble présent partout où le regard peut porter. L’ensemble forme une toile volante, une sphère végétale immense dont la cime se situe hors de toute conception vraisemblable. Et sur les branches, des hommes, des femmes et des enfants. Plus ou moins haut, plus ou moins droits, plus ou moins fatigués. Certains semblent immobiles tandis que d’autres avancent ensembles dans le dédale. Strether cherche à ses pieds quelle explication rationnelle il pourrait s’inventer, mais son regard ne le mène qu’à ce sanglier mort ainsi que ce clochard qui devrait l’être. C’est sans vraiment pouvoir séparer la peur de la curiosité que Strether serre ses membres autour du tronc et commence une ascension hallucinueuse. Son escalade a pu être longue, il n’en sait rien. Cependant, Strether estime qu’il devrait être fatigué alors il s’asseoit à coté d’un vieillard silencieux, les pupilles blanchies et un sourire tendre vers le lointain. Strether découvre le paysage qui s’étale devant lui, lisse et infini. Il voit l’horizon se courber lentement, comme si l’arbre grandissait sans cesser, voulant porter les regards au plus haut. C’est la première fois que Strether n’a pas le vertige, il savoure cette victoire à la manière d’un poète, laisse son lyrisme s’envoler à sa place à toute vitesse au ras du grand champ qui s’étale sous ses pieds. L’aveugle semble partager le voyage. Strether s’éternise sur la branche, il profite de cet instant suspendu, sans autre pensée que le simple reflet de la lumière sur la terre qui n’est plus qu’une boule en contrebas. Le vieil homme a disparu, cette constatation pousse Strether à poursuivre son avancée.
De façon appliquée et assurée, Strether empoigne l’écorce, remerciant parfois les feuilles d’assouplir une de ses chutes, se remettant vite lorsque ses os sont brisés par une autre. Les branches trop hautes descendent à son niveau et les plus cassantes résistent à son poids, pour le mener enfin à la plus haute de toute, une brindille insignifiante, plantée en travers. La branche file dans le vide, courbée par le poids d’un bureau en chêne massif, posé à son extrémité. Le bureau tient par un équilibre abscond, et se recouvre d’empilement de feuilles de papiers de différentes tailles et différentes formes, griffonnées de manière complètement illisible. Derrière le bureau est assis un sanglier bleuté, des lunettes chevauchées sur son nez, un stylo qui grogne et barbouille un à un les documents, fiché entre ses sabots. Une intrigue qui pousse Strether à approcher, et à poser ses premières questions.
« Bonjour ? » Mais les réponses ne parviennent pas.
« Vous savez dans quel rêve je me trouve là ? » Strether tente de se contenir, car ne pas comprendre le met en rage.
« … » Réponse du sanglier occupé.
« Je suis monté jusqu’ici. Je vous ai vu mourir en bas. » Strether explique au cochon et à lui-même.
« C’est parce que j’ai eu un accident. Une bête est apparue et j’ai voulu l’éviter… »
« Grumph ! » Premier son de l’animal qui vient couper Strether.
« … Finalement je lui ai rentré dedans, puis j’ai foutu ma voiture dans le fossé… J’ai laissé les phares allumés. »
« … »
« Vous pouvez me dire ce que je fais ici ? C’est vous qui tenez les registres ici, non ? C’est à cause de vous que je me retrouve là haut. Si vous n’aviez pas déboulé sur mon chemin en bas, je n’en serais pas là. Vous allez arrêter vos gribouillis débiles et m’expliquer pourquoi je ne vous crèverais pas comme je l’ai fait déjà en bas. » Strether tape du poing le bureau. Son poing est déformé, comme si une machine motorisée s’était greffée à sa main. L’engin de métal et de chair est levé au-dessus du crâne de l’animal, menaçant.
L’animal fixe la machine un instant puis reprend son travail acharné.
« Regarde moi et répond moi, stupide animal. » Et Strether se met à pleurer. Il sent ses jambes vaciller, en un regard vers l’extérieur, sa peur du vide est retrouvée. Et le vide s’incarne dans le silence que lui rend l’animal. Il voudrait une réponse, pour pouvoir se reposer enfin, se sentir moins perdu. Mais l’animal ne répond pas, alors Strether lève son bras mécanique. Le moteur rugit et un phare jaune vient éblouir l’œil du sanglier. Sa pupille se resserre et la bête fait face à sa mort dans un dernier regard halluciné. Le poing s’abat sur la tête de l’animal dans un bruit effroyable de tôles et d’ossements fracassés. L’élan emporte Strether. Les deux corps se suivent dans une chute sans fin, l’un frêle et dangereux, l’autre massif et immobile. Les existences des âmes errantes, celles qui marchaient dans l’arbre, défilent sans qu’aucune distinction ne soit
possible. Dans sa descente effrénée, la vitesse se transforme maintenant en gouttes de pluie, qui suivent les deux cadavres dans leurs fins. Les deux êtres touchent le sol.
« Je ne monterais pas, c’est tout vu… Si c’est pour redescendre après je ne vois pas… mmm… pourquoi…. euh… je f’rais ça » s’entête un squelette de première branche.
Les aplats de rouges font leur apparition sur les deux êtres, se répandent et noircissent jusqu’à l’obscurité totale.
Les essuies glaces réveillent Strether. Il s’extirpe de la voiture et contemple la masse sanguinolente du sanglier qu’il a percutée. Sa voiture est installée dans le fossé. Il pleut. Il contemple sereinement l’étendue des dégâts, faisant défiler les évènements qui l’ont conduit jusqu’ici. Il se dirige vers un lampadaire.
Je trouve ton texte très bon, il me laisse un sentiment de poisse presque de vide
· Il y a plus de 12 ans ·sophie-dulac
Sans doute parce que les hommes sont terriblement égoïstes... Ils n'arrivent déjà pas bien souvent à considérer leurs congénères comme des personnes sensibles et qui peuvent souffrir de leurs actes... alors les animaux...
· Il y a plus de 12 ans ·Si tous les hommes se mettaient autant à penser aux bien être des autres qu'à le leur, le monde serait peut être moins vilain...
Quoique...
oui, c'est très naïf tout ça...
très beau texte au demeurant !
janteloven-stephane-joye
Oui, très original, très glacial. Le vent de l'au-delà. J'ai de la peine pour le sanglier. Pourquoi les animaux trinquent-ils si souvent à cause de l’inconsistance des hommes et de leur mauvais goût. Tu fais bien de le souligner.
· Il y a plus de 12 ans ·eaven
Pas mal, pas mal du tout même :-)
· Il y a plus de 12 ans ·Il y a des passages vraiment bien écrits ( tout le début en particulier..), d'autres ou j'ai trouvé le récit plus laborieux, moins fluide. Mais l'ensemble est original, et ça se lit d'une traite.
junon
J'ai aimé que tu es ajouté des phrases en italiques pour exprimer le pourquoi de la réaction de Strether. J'aurai aimé en trouver davantage, j'ai pensé en trouver une en fin de lecture. Et non.
· Il y a plus de 12 ans ·Pseudo Pseudo
Bien écrit , mais tristounet ...
· Il y a plus de 12 ans ·lydine