Filet de sole

flolacanau

Mon père a toujours cru que je finirai poissonnière. Je gueule depuis l'enfance pour me faire entendre. Encore aujourd'hui, dès que je franchis le seuil de leur pavillon, je hausse le volume et fais péter le surround. Ma mère est un moulin à parole, un mouvement perpétuel, un de ces trucs tibétains que l'on fait tourner inlassablement. On ne sait même plus à qui elle s'adresse. Mon père est une tour de silence qui feint de ne rien entendre si l'on ne se positionne pas exactement en face de lui.

Autant dire que la communication, chez nous était un cas d'étude clinique saisissant. Beaucoup d'enfants ne s'entendent pas avec leurs géniteurs, mais en ce qui me concernait, c'était au sens propre. Ma mère ne supportait pas que je lui coupe la parole. Comment pouvais-je faire autrement, et mon père prenait une mine excédée en haussant le volume de la télévision. S'ils avaient lu Dolto, ils devaient s'être contentés des images ou de la quatrième de couverture.


Mon père était un passionné de musique classique. Je me suis mise au piano pour susciter son intérêt, mais il grinçait sur mes tâtonnements et je finissais par hurler de rage face à son manque de sollicitude à mon égard.

_ Tiens, voilà la poissonnière qui remet ça ! Disait-il dans un sourire aigre-doux. Et ma mère parachevait le désastre en ajoutant « Mais enfin, on ne s'entend plus parler dans cette maison »


Un jour, je me suis tue. Je me suis tuée. J'ai continué le piano auprès de Monsieur Albert, un sexagénaire patient, enthousiaste avec qui j'ai cohabité plus de vingt ans sans équivoque graveleuse. Il possédait ce que je recherchais depuis toujours : Une oreille et de l'écoute. Je me suis confiée, j'ai pleuré ma rage et peu à peu, nous nous sommes adoptés. Il m'a fait gravir des échelons et a su transformer mes cris en un filet de voix sensible et apaisé. Monsieur Albert était un paria. Il avait écopé de vingt ans de prison dès sa majorité acquise. Une histoire d'enlèvement de la fille d'un industriel qui avait mal tourné. Depuis, il végétait en donnant des cours de piano, sa cellule toujours ancrée dans la tête. Je suis devenue une pianiste reconnue, une écorchée sur scène comme aiment en contempler les bourgeois replets et Monsieur Albert est sorti de sa coquille en sciant un à un les barreaux qui l'emprisonnaient.

Mes parents n'ont jamais assisté à l'un de mes concerts. J'allais les voir à Noël dans le pavillon. Étrange ce mot, pavillon pour des déficients de l'écoute, et mon père m'accueillait sans enthousiasme en disant « Tiens, voilà la poissonnière ». Ma mère parlait d'elle, du temps qu'il lui avait fallu pour concevoir le dîner de fête. J'avais déjà envie de sortir de la pièce en hurlant. Je me suis mise au piano pour couvrir le silence de l'un et le bruit de l'autre, mais ils restaient chacun dans leur sphère et m'emprisonnaient dans celle que j'avais mis vingt années à faire voler en éclats. Je suis repartie avant le début du repas en me faisant traiter de folle et d'ingrate puis j'ai pleuré dans le giron de Monsieur Albert en me promettant de ne plus jamais mettre un pied dans le pavillon qui me niait depuis l'enfance.

Parfois, il me vient l'envie d'associer ma passion à l'idée qu'ils se font de moi. Une poissonnière, une musicienne, une clef de sol, une sole. J'en parle à Monsieur Albert qui désamorce mes penchants noirs, mais un jour peut-être, j'irai fêter Noël en leur explosant le crâne à grands coups de poissons congelés, juste pour les sentir une fois dans leur vie à l'écoute de ma souffrance. Monsieur Albert m'a conseillé de l'écrire. Il dit que l'on se détache plus facilement de ses obsessions par ce biais. Vingt années de prison pesaient dans la balance et il en connaissait un rayon en terme d'évasion psychique. Je me sens mieux. Il me fait une bise sur le front, comme avant chaque concert. Ce soir, je joue la truite de Schubert.

  • suis fan :)

    · Il y a presque 7 ans ·
    Jef portrait

    Jean François Guet

  • Monsieur Albert est de bon conseil !.... elle ne doit plus voir ses parents si peu aimants qui nient son existence et son talent «Tiens, voilà la poissonnière », alors qu'elle est concertiste !... qu'elle les laisse à leur vie monotone... Mr Albert a scié ses barreaux et elle c'est libérée des chaînes qui l 'entravaient....je l'aime bien, moi, cette musicienne....

    · Il y a environ 8 ans ·
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    Maud Garnier

  • Un ton monocorde qui relate avec talent la monotonie lassée de cette musicienne...j'ai adoré...je me suis assise au rivage de tes mots et les ai regardé couler, comme une rivière tranquille, vers la cascade finale...

    · Il y a plus de 12 ans ·
    D9c7802e0eae80da795440eabd05ae17

    lyselotte

  • Merci à toi :)

    · Il y a plus de 12 ans ·
    Avatar 500

    flolacanau

  • Se reconstruire avec l'Art, s'aimer et se sentir aimé... Merci du cadeau ! CDC

    · Il y a plus de 12 ans ·
    Version 4

    nilo

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