Flower Fish

ynnej

Un jour pas comme les autres, il rangea sa congénère en plastique dans le placard de sa chambre. L’eau était tiède, des gouttes de condensation se formaient sur le verre et je jouais à les compter. Il me sembla que de l’eau perlait aussi sur sa chair marron clair. L’air devait être moite. Il ferma la porte du placard à clé. Puis nous partîmes. J’étais encore un peu endormi. Il me porta contre sa poitrine, comme lors de mon premier voyage, quand je n’étais encore qu’un tout petit être. À l’époque, j’avais quitté mon élément natal dans un sac transparent. Je me souviens de la saveur unique du plastique. Il m’avait placé contre son torse et j’avais senti vibrer son cœur. J’étais resté longtemps dans l’obscurité, bercé par le rythme lent des battements. Tout à coup, il avait entrouvert sa veste et l’immensité bleue qui était apparue entre ses doigts m’avait terrifié. Underwater World : l’univers s’était inversé et l’aquarium était tout autour de nous. L’instinct m’avait soufflé que l‘unique but des monstres gigantesques qui s’approchaient sournoisement de la paroi était de me dévorer. Soudain, je fus secoué et tandis que je me réveillai pour de bon, j’eus peur de ce nouveau voyage. Je ne voulais pas retourner en dessous du bleu. Je m’étais toujours satisfait de l’étroitesse de ma demeure. En définitive, le trajet fut court. Il me déposa seulement dans une autre pièce, sur une table haute, non loin d’une fenêtre sans volet. Tout d’abord, la clarté blanche du jour m’aveugla mais je m’habituai vite. Je fis le tour et découvris que j’avais à présent une vue plongeante sur le bleu. Je ressentis comme un vertige. Pendant quelques heures, je n’osai pas approcher trop près de ma nouvelle perspective.

Il y avait quelqu’un d’autre dans notre maison. Je discernais par moment une silhouette inconnue et diffuse à travers la paroi de verre. À chacune de ces apparitions, je supposai que c’était la raison de mes vacances forcées dans le salon. Je me réveillai désormais de bonne heure, en même temps que le jour, et je contemplais la longue tache bleue en toute sérénité. J’avais peu à peu acquis la certitude que je ne risquais pas d’être versé dedans. Parfois, je voyais passer sur un chariot les grands animaux de mer dont j’avais si peur, étalés à la chaleur, morts et plus effrayants encore tandis que la vie, elle, grouillait sur le sable bien après que l’astre de la nuit ne se soit levé et que le bleu ne soit devenu noir. Je m’étonnais tous les soirs qu’il y ait au dehors les mêmes lumières bleues et oranges que sous mon couvercle. Elles clignotaient davantage mais je comprenais bien qu’elles étaient de la même nature, artificielle.

Les nuits me semblaient beaucoup plus longues lorsque j’étais installé derrière les volets de la chambre. Je l’avoue, il m’arrivait de temps à autre de rêver que je flottais jusqu’à la couche de l’être marron clair, dérivant sur les drapés blancs, sur ces flots doux et chauds dans lesquels il semblait baigner avec délice. Bien que le temps ne s’écoulât pas pour moi de la même façon que pour lui, la solitude de la journée revenait sans cesse et l’intimité de la chambre me manquait. Son intimité à lui. Je ne le voyais presque plus jamais en grand, sa bouche ne remuait plus tout près de moi. Il était moins consciencieux quand il me donnait à manger du bout de ses doigts.

Après chaque repas, je me faufilais entre les herbes en tissu plastifiées, vertes et râpeuses sur l’envers, pour aller la retrouver. Je me frottais avec plaisir à ma congénère en plastique mou. J’avais encore la mienne : une très jolie Flower horn fish rose pailletée, ferme et tendre à la fois. La bosse sexy de son front brillait davantage quand je la caressais ainsi. Sa fleur à lui était ressortie du placard. Elle semblait marcher toute seule à présent et elle s’approchait de plus en plus souvent de moi. Elle produisait même des sons. Plus aigus que les siens, ils faisaient vibrer l’eau d’une façon légèrement différente. Je n’aimais pas du tout ces nouvelles ondes. Elles me rendaient nerveux. Quand elle passait derrière la vitre, je percevais un halo sombre qui cachait sa chair pâle et parfois c’était sa chair à lui qui était happé par le halo sombre. J’étais angoissé. Je m’agitais dans le bocal. Toutes les vacances avaient une fin et je pressentais que celle-ci ne serait pas heureuse.

Un matin, les doigts marron clair posèrent un sachet en plastique contre ma vitre. À ma grande surprise, ma congénère avait pris vie elle aussi. Elle était réellement magnifique, quoiqu’un peu moins scintillante qu’en faux. Nous nagions lentement, l’un contre l’autre, verre contre plastique, et j’admirais sa bosse. Mais je ne frétillai pas longtemps car c’est moi qui fus mis au placard. Ma fleur réelle était un mâle et le bocal était trop petit pour nous deux. Aujourd’hui, j’achève ma vie dans l’obscurité d’une jarre en terre cuite au coin d’une ruelle sombre. Je ne vois plus que le néant et parfois, j’ai froid. Quelques vrais poissons se frottent à moi mais leur rudesse me dégoûte et me fait peur. Je gobe des larves de moustiques qui n’auront jamais le parfum addictif de ma petite fleur synthétique. Les souvenirs fugaces de ces vacances se sont mués en regrets tenaces. Même si je tournais en rond, dans mon bocal au fond, j’avais un horizon.

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