Le piège

Elle était arrivée un peu en avance dans la brasserie. Elle en profita pour ajuster son chemisier et vérifier son reflet dans le miroir au bout du comptoir. Elle dit pour qui elle venait. Il se tenait au fond de la salle, occupé sur son téléphone portable; un paquet de cigarettes menaçait  de tomber de la poche de sa veste sur les petits carreaux qui recouvraient le sol du bar. Il ne l'avait pas encore vue. Quand elle tendit  sa main pour le saluer, elle se rendit compte qu'il était décontenancé. Il avait attendu quelqu'un de différent ; il l'avait sans doute confondue avec une autre, ou bien avait-il oublié quelques secondes la raison de leur entrevue.  Elle ne se démonta pas , le gratifiant d'un large sourire. Elle avait toujours mal négocié les arrivées dans les cafés.  Elle était à chaque fois celle qui écrasait la veste de son voisin avec le pied de sa chaise, renversait la salière, ou retirait son manteau trop tard, sans grâce, alors qu'elle était déjà coincée trop près de la table.

"Ça va malgré ce temps ?" lui demanda-t-il.

"Oui… Ça va. Je suis beaucoup enfermée cette année …" répondit-elle en désignant son porte documents, qu'elle avait calé contre son sac à main près de ses jambes.

"Ah ça…"dit-il d'un air entendu.

Il avait commandé du vin.

"Vous, vous avez bonne mine" dit-elle.

"Oui. Je suis allé le mois dernier en Thaïlande..et j'y retourne encore le mois prochain, vous voyez, à Pattaya... C'est ça de vieillir un peu, d'opérer moins. Vous saurez, peut-être, un jour"

"Vous partez à Pattaya ?" répondit-elle, encouragée par son rire "Racontez !"

"Oh bah écoutez… Le soleil, la plage… Vous êtes déjà allée en Thaïlande ? Non ? Vous devez être très occupée depuis quelques années, c'est sûr. C'est un pays absolument formidable."

Il laissa une pause, durant laquelle son regard se perdit dans la rue animée derrière la vitre.

Il fit un grand signe et expulsa tout l'air qu'il avait dans les poumons. Il sentait le parfum  et le tabac.

"J'avais besoin de souffler, vous voyez."

Elle acquiesça et commença son verre.

"Je ne suis pas un grand amateur des offres all-inclusive. Justement souvent en Thaïlande les gens partent à l'aventure, mais j'ai vu une offre dans ma boîte mail. Ils savent vous attraper…"

Il chercha un regard de connivence de l'autre côté de la table, qu'elle lui fournit sur le champ.

"C'était une photo, avec un rideau qui volette, une fenêtre qui donne sur une plage paradisiaque… la chambre toute blanche, et avec le bleu du ciel, ma respiration a été coupée, je suis tombé amoureux de ce lieu, je ne savais même pas où elle était, ni où était Pattaya, en réalité ! Vous voyez comment ils sont forts…"

De nouveau, elle lui sourit avec compréhension.

"J'ai cliqué pour me rendre précisément dans cette chambre, je me foutais bien de où ça se trouvait, en quelques minutes j'avais pris mes billets."

Il riait de son goût de l'aventure ou du fait qu'il s'était révélé une proie facile pour le site de voyages, elle ne savait pas très bien, mais elle l'accompagna d'un hochement de tête entendu.

" Quand je suis arrivé, un employé de l'hôtel était  à l'aéroport, il a proposé de porter mon sac. Dehors les routes étaient chaotiques, il y avait des câbles électriques par paquets de dix, des vieilles mobylettes comme celle qu'on voit ado ici, enfin qu'on voyait quand j'étais plus jeune, avec quatre ou cinq gamins dessus, qui font des tours sur des routes en terre…Je ne décris pas très bien mais c'était très très dépaysant."

Elle espéra qu'il lirait dans son regard que si, il racontait très bien, et croisa une jambe sur l'autre. Son pied vint heurter le coin des documents  qu'elle devait lui présenter pour avoir son soutien.

"Le soir, au bar de l'hôtel j'ai rencontré des touristes allemands qui venaient là-bas pour la quatrième fois.  Ils m'ont amené faire la fête. Là j'ai vraiment vu la différence de mentalités."

Elle approuvait encore, et se pencha pour se saisir des dossiers qu'il avait promis de regarder. Elle commençait à détacher les élastiques de la pochette en carton dans laquelle ils étaient classés.

"Là-bas les femmes sont pas comme ici. Enfin pas d'offense. Mais vous êtes si méfiantes. On ne peut rien attendre de vous avant des jours et des semaines… Là-bas ce n'est pas mal vu de profiter un peu de la vie,  vous voyez."

Elle sentit son souffle se stopper, déglutit, et arriva finalement à esquisser un sourire.

"Là-bas l'âge on s'en fout. Ce n'est même pas une donnée, l'important c'est l'attirance des corps. Que je sois vieux, qu'elles soient jeunes, peu importe, l'important c'est le moment, c'est la Thaïlande tous les deux. Je n'avais jamais vécu ça en France. J'étais tout puissant. Comme un homme ne l'est plus jamais dans nos pays de coincées."

Elle se concentrait sur ses mains à elle, qui dépliaient les rabats pour découvrir le fruit des mois de travail de son équipe de recherche.

"Une petite de quatorze, seize ans… Un savoir-faire… Je sais que je n'étais pas son prince charmant… Mais à seize ans, ou même à vingt, ou trente, personne en France ne baise comme elle le faisait."

Il s'interrompit.

"Je sens que je vous gêne."

Elle ne dit rien, et lui sourit. Elle sentait un torrent de boue ruisseler dans ses entrailles à elle, à cause de ce sourire qu'elle avait péniblement construit, comme on creuse un trou dans de la terre trop sèche.

"Je vous gêne ? Vous voulez qu'on regarde vos documents ?"

Elle dit : "Oui".