Fox-Trot

Agnès Maillard

Un homme, une femme, une soirée entre toutes où ils se retrouvent, se racontent, se cherchent et doivent finalement trancher l'épineuse question de savoir si l'amitié existe vraiment entre homme et femme ou s'il s'agit d'un amour qui ne trouve pas sa place dans leurs histoires amoureuses respectives. Les personnages arrivent à un moment-clé de leurs histoires personnelles, au terme d'une amitié improbable et pourtant solide qui s'est construite sur 25 ans.

D'un côté, Anne, la quarantaine éclatante, subitement veuve après une longue histoire d'amour sage et profonde. Ralliée un peu malgré elle à une stricte monogamie par son compagnon, elle découvre au moment de sa mort subite (crise cardiaque copulatoire) que Sébastien le moraliste avait une deuxième famille en plus de celle qu'ils avaient bâtie ensemble. Étrangement, cette brusque explosion de sa cosmologie privée l'aide à surmonter son deuil.

Gilles, de son côté, lutte contre les années qui passent et entament, selon lui, son capital séduction. Pragmatique dans sa vie professionnelle, il enchaîne les histoires d'amour pour se rassurer. D'un autre côté, sentant la vie lui échapper, il cherche à présent à construire une relation stable avec sa dernière compagne, mais le vit comme un renoncement.

Ils cherchent tous les deux des réponses et des compensations dans leur étrange amitié, qui est finalement leur seul îlot de stabilité rassurante. Ébranlé par le deuil récent d'Anne et par la nouvelle de l'infidélité au long cours de Sébastien, Gilles hésite soudainement entre son attachement profond pour Anne et son envie de normalité un peu tiède. Il est venu la voir pour lui parler de ses projets matrimoniaux et lui proposer d'être son témoin. Elle cherche un nouveau sens à sa vie.

Ils devront, tout au long de la soirée et du récit de leurs souvenirs communs, mettre des mots sur les sentiments les plus subtils et décider de leur destin commun.

Chapitre 1

Comme à son habitude, il l'a prévenue au dernier moment. Un bref appel sur son portable, alors qu'elle est aux prises avec son esthéticienne préférée, celle qui s'applique depuis des décennies à tuer le yéti qui est en elle.

— Salut, c'est Gilles.

— Salut...Ouchtch !

— Ça ne va pas, je te dérange ?

— Non, non, comment veux-tu ? C'est mon esthéticienne qui me fait un cul de bébé !

— ...

— Enfin, bref, ça va. Quel bon vent vient de te ressusciter ?

— Tu fais quelque chose demain ?

Du Gilles tout craché. Il fait le mort pendant des jours, des semaines, voire des mois, puis il ressort du bois avec un plan exécutable dans les 24 heures. Elle commence mentalement à annuler ses engagements du lendemain.

— Non, non, rien de spécial, comme d'hab', quoi...

— Je passe par là. On pourrait se voir, si tu as le temps.

— Oui, bonne idée.

La douleur vive d'une large bande de cire chaude embarquant une touffe de poils bien teigneux l'empêche d'ajouter un « depuis le temps qu'on ne s'est pas vus » juste, mais maladroit. Elle décide de reprendre la main.

— J'irais bien au bistrot de la place centrale de Bassoues, tu sais, celui qui a une si jolie lumière ?

— Ouais, je trouverai.

— 16 h, pour le goûter, ça te va ?

— OK

Finalement, elle a eu une bonne idée de passer chez l'esthéticienne. Demain, elle pourra se mettre en robe.

C'est une de ces belles journées qu'elle affectionne tant. Ni trop chaude, ni trop froide, aucun sentiment d'inconfort, à peine si elle ressent le poids de l'air sur la peau nue de ses bras. Elle n'aime rien tant que cette période si particulière de l'année où les saisons se mélangent un peu les pinceaux et où l'automne, accrochant déjà ses touches d'orangé et de rouge flamboyant sur la cime des arbres, peine à remplacer le souffre tiède d'un été finissant.

Il n'y a pas vraiment d'été indien en Gascogne, juste une arrière-saison douce et généreuse qui prolonge, quelques semaines encore, la frivolité d'une garde-robe estivale pensée pour vaquer à ses occupations sous un soleil de plomb. C'est une saison riche et glorieuse, une saison de parfums et de lumière, chaude, enveloppante, un prélude précieux avant le retour des petits matins froids et des brumes grises qui redessinent les brunes collines du Gers en de somptueuses estampes japonaises.

C'est sa saison à elle. Elle passe le plus clair de son temps à sillonner les petites routes qui se perdent en un entrelacs furieux entre les plaines et les bosquets. Parfois elle peint. D'autres fois, elle photographie les camaïeux d'or, de bruns profonds, de verts sombres et desséchés par la saison caniculaire. Quelques fois, encore, elle ne fait rien d'autre que de se promener longuement dans la campagne, juste ivre des senteurs puissantes de la terre encore chaude de l'été et des ensilages, stockés le long des champs sous leur capote de plastique noir, qui se décomposent longuement en des notes de réglisse, de pain d'épices, d'Armagnac et de sous-bois. C'est sa terre, c'est son monde, c'est le pays où elle s'est enracinée, tant d'années auparavant et où elle revient toujours quelles que soient ses pérégrinations autour du globe. Une part d'elle-même. Probablement la meilleure.

Elle a choisi une petite table branlante sous la longue halle patinée par les siècles qui délimite la place principale de cette jolie bastide. Elle arrive toujours un petit peu en avance, pour prendre le temps de sentir un endroit, de s'empreigner de son rythme propre, de la musique des ses habitants, de la manière dons les murs construisent les perspectives et répercutent les rires des enfants. C'est une journée calme, comme souvent dans les petits villages où la vie s'égrène tranquillement. Elle sourit — un grand et large sourire, un de ceux qui nous échappent quand nous évoquons intérieurement quelque chose de particulièrement plaisant — en pensant à Gilles, perpétuellement en retard, ce petit homme pressé à qui il manque toujours 50 minutes pour faire une heure.

Premier principe : ne jamais s'excuser !

Il le tient de son grand-père qui le tenait lui-même d'une longue lignée d'hommes à femmes. Évidemment, il ne s'agit pas d'être un gros rustre sans manières, satisfait de lui-même et indifférent aux autres. Juste ne jamais commencer un rendez-vous en se rependant d'entrée en de viles explications sans fin et, si on y réfléchit deux secondes, sans aucun intérêt. Il sait qu'Anne doit déjà l'attendre de pied ferme, probablement à la terrasse d'un troquet improbable paumé au fin fond un bled qui fait la joie des guides touristiques extrêmement pointus et dont la torpeur nourrit les tendances suicidaires du dernier rejeton de 15 générations de fricotages consanguins. La cambrousse profonde l'a toujours profondément fait chier et il a bossé avec ardeur pour échapper à son destin de bouseux. La dernière fois déjà, il s'était pris la gueule avec la voix de crécelle de son foutu GPS autoritaire. Il avait suivi les indications du robot sur de petites routes que ne défonçait plus que le pneu agressif des tracteurs et s'était retrouvé au milieu de nulle part, pendant que la machine lui assurait qu'il était bien rendu au très bucolique restaurant des 3B. En fait, il était planté au beau milieu d'un champ qui devait être en jachère depuis la décapitation de Louis XVI, au moins, et seules quelques vaches à la robe caramel se payaient sa fiole en mâchouillant mollement l'herbe rêche de la friche.

Il est content. Le bled est même équipé d'une imitation de parking. Un dernier coup d'œil dans le rétro ne le rassure pas complètement quant à sa capacité de lutter contre les ravages des ans. Il aime toujours ce moment précis où il se dirige vers elle, dans une trajectoire soigneusement étudiée pour qu'il puisse l'observer quelques secondes avant qu'elle ne le voie. Il s'attendait à la trouver plus sombre, plus grave, un peu plus vieillie, aussi sans doute, mais son sourire généreux éclaire toujours de la même manière un physique avenant qui, étrangement, s'affine avec le temps. Il est en train de se demander si elle n'a pas un portrait qui vieillit dans son grenier quand elle le voit enfin.

— Hum, presque pas en retard. Tu as avalé un chronomètre au petit déjeuner ?

Le pire, c'est qu'il adore être épinglé comme un bon gros papillon par les petites vannes d'Anne qui fusent toujours comme si sa vie en dépendait. Peut-être juste parce qu'il sait que derrière ce petit sourire narquois et ses saillies de hussard, elle tient en réserve, juste pour son usage personnel, un océan de tendresse bourrue.

Elle pousse vers lui un petit paquet soigneusement enrubanné.

— Ha ! jubile-t-il, tu essaies déjà de te faire pardonner pour ta vacherie du jour ?

— Mais non, c'est juste qu'à quelques semaines près, on doit approcher de notre quart de siècle.

Il décide de cacher sa perplexité en se penchant vers sa joue pour l'embrasser et prend en plein visage son délicieux parfum de femme, quelque chose d'à la fois suave et pétillant, à son image, un mélange de savon de Marseille, de vanille, de réglisse et de jasmin.

— Notre quart de siècle ? bredouille-t-il, encore chaviré par sa longue inspiration gourmande.

— Oui, je sais, comme tous les hommes tu es génétiquement programmé pour ne jamais rien imprimer en terme d'anniversaires, mais comme je ne suis pas certaine de te revoir d'ici décembre... Devaquet ! Les manifs !

— Ben oui, je vois, mais bon...

— Ben, ça fait 25 ans qu'on est amis. Rien que de le dire, j'ai envie de sortir mon déambulateur du coffre de la bagnole ! Et elle part dans un de ces fous rires tonitruants si communicatifs.

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