GLAUQUE

Marcel Alalof

C'est un soir de semaine. Lundi ou mardi. Le restaurant est pratiquement vide. Seules  deux tables,  situées non loin l'une de l'autre, sont occupées. La première par Henri et Patrice. À une autre table, Catherine - Annick, née sous le signe des Gémeaux, apporte une dernière touche à l’ étude graphologique  commandée par la direction des ressources humaines d'une compagnie d'assurances.

Patrice écoute Henri, qui parle tout en ne quittant pas des yeux la table voisine. Cette fille élancée l’ attire,lui plait. En fait.il s’ ennuie. Catherine - Annick termine son ouvrage et range ses papiers dans sa serviette de nylon noir  au logo  du client. Patrice observe son profil qui ne lui parait pas être celui d'une femme seule. Henri ne se pose pas de questions. Il se lève,               s’ approche de la table de  la jeune femme,lui parle doucement : « Pardonnez-moi !nous aimerions vous inviter à notre table, si vous n'attendez personne ! » Catherine-Annick hésite à peine. Pourquoi dîner seule ?

« Pourquoi pas ? »  répond-t-elle  avec le sourire. Patrice, resté assis, observe toujours son profil, la voit se lever et suivre Henri. Il se dit qu'après tout,il  n'est pas obligé de faire la conversation. Il détaille la silhouette de la jeune femme : longiligne, épaules bien dessinées de nageuse de crawl, aux petits seins fermes haut plantés. Puis, il tourne la tête dans le sens opposé,géné qu elle ait pu remarquer qu'il la scrutait du regard.

« Voici Patrice ! »

« Enchantée, Catherine  - Annick ! ». «  Vous êtes les bienvenues  toutes les deux ! », Répond Henri.

Le serveur vient prendre les commandes. Catherine - Annick commande deux carottes rapées et deux plats de résistance.

« Je ne mange qu'une fois par jour ! »,explique-t-elle.

Henri oriente vite  la conversation, fait mine de s'intéresser aux propos de leur invitée,ne posant de questions que dans le but de trouver le point faible, pour savoir où s'engouffrer, par où la prendre, pour la séduire.

Patrice est coutumier du comportement de son ami. Il connait pratiquement chacune de ses répliques, toujours les mêmes, mélanges d'anecdotes bibliques et de considérations à thème philosophique, glanées dans la Philosophie de A à Z , qui ont pour objet de subjuguer ou d'abasourdir la future victime, pour la mettre sous emprise.

Car la vie d’ Henri n est pas simple : il est le prototype du sujet qui veut rester maître de la situation dans toutes ses relations. Enfant,son père avait cherché à le soumettre à son emprise et il avait été le voyeur d une relation d'emprise d'un autre type que sa mère exercait sur sa soeur. Ses   modèles  relationnels n avaient  donc pu se structurer que sur ce mode. Son père disparu, sa mère avait étendu sa relation d'emprise sur son fils. Il lui en voulait sans doute pour cela ; car s'il adorait sa mère,il méprisait toutes les femmes.

Très vite, la discussion qui s’ était ébauchée vire au monologue.

Henri parle, raconte, évoque,et Catherine - Annick écoute, transportée par le flot de phrases, dont elle ne perçoit plus que le rythme. La deuxième carotte rapée est oubliée. Elle est sous emprise. Mise en confiance, elle évoque sa vie, son enfance, se dévoile.

Patrice,resté à l état de spectateur, apprend qu'elle a les cuisses fuselées, qu elle a été violée par un sidéen héroïnomane,  que son jeune frère est mort en bas-age d'une méningite, qu’ elle est solitaire et graphologue. Henri lui, n a pas écouté.

L’ heure avance. Les lumières du bar contigu s’ éteignent. Catherine-Annick s'éclipse un instant. Henri se tourne vers Patrice . « Ecoute,je suis embété.Il y a quelqu un chez moi ce soir. Et toi ? »

« Emma est en vacances avec les enfants ! ».

« Bon. Si tu veux bien, allons chez toi. Mais si tu veux  t’ amuser, tu dois  faire exactement ce que je te dis sans chercher à comprendre ! »

«  Dis toujours ! »

Et Henri raconte à Patrice ce qu il devra faire, dès qu'il seront arrivés.

Une fois tout le monde dans son appartement, Patrice offre une tournée de Coca-Cola. Henri, faisant mine de visiter l'appartement  entraine Marie-Annick vers la pièce voisine, la chambre. Il  allume le téléviseur. Patrice les rejoint puis, au bout d'un d'un court instant, précise qu'il doit s'absenter.

« Je vais voir Serge dix minutes et je reviens ! »

Patrice fait un tour de pâté de maisons, sans se presser. Lorsqu'il remonte,dix minutes se sont écoulées. Il ouvre silencieusement la porte, entre dans l'appartement, constate que la porte de la chambre est à peine entrouverte.

Il risque un regard dans l'entrebaillement. Henri  et Catherine-Annick font l'amour sur le lit  de son fils aîné.

Patrice se déshabille,mais garde ses sous-vêtement et pénètre dans la pièce. Il voit des cuisses fuselées caressées par la lumière jaune des réverbères.Il voit le sparadrap sur le ventre d'Henri, qui masque son anus artificiel, puis ses fesses cousues.

Il ôte ses sous-vêtements se penche sur Catherine - Annick bloquée sous le corps de son ami qui, à peine étonnée,ne réagit pas plus que cela, et l’ embrasse sur les lèvres.

Henri jouit au moment où il entrevoit la croupe de Patrice.

Puis,il se retire , laissant la place à son ami, car son plaisir est, après avoir réduit les autres sous son emprise ,de profiter du spectacle.

Mais , d'abord il lui faut aller se vidanger. Henri se penche au dessus du lavabo, enlève son sparadrap, laisse couler l'eau du robinet.

 Henri revient dans la chambre à coucher, s'asseoit sur la chaise -dactylo du bureau d'adolescent. Sur le lit, Catherine-Annick chevauche Patrice qui ne semble pas dépassé par la situation.Le téléviseur resté allumé diffuse une musique de variétés. Henri prend conscience que Patrice s’ est réglé sur la musique et que Catherine-Annick en tire plaisir.

 Il en ressent,  d'un coup, un sentiment de jalousie car, lui qui n'a jamais pu amener une femme à l’ orgasme, la délaissant avant, comprend qu'il ne domine plus la situation. Il s’ asseoit sur le rebord du lit, faisant mine de regarder la télévision. Le couple ne lui prête aucune attention. Henri prend, à dessein , plus de place non pour participer  à leurs ébats, mais pour les empêcher de continuer. Le couple s’ adapte, changeant de position, ce qui augmente son dépit.

« Vous m’ empêchez de regarder la télévision !

s'écrie-t-il.

Patrice se lève, soulevant Catherine-Annick, traverse la chambre en direction de la pièce voisine. Henri resté seul ,coupe le son du téléviseur, laissant danser les images. Puis,il se dirige vers la méme pièce et s’immobilise dans l’embrasure de la porte,regardant le couple indifférent à sa présence s’ ébattre sous ses yeux. Il regarde les fesses de Patrice,a un pincement au cœur lorsqu il réalise que son ami a un plus beau cul que le sien. Il regrette à présent d'avoir favorisé, voulu, cette situation qu il ne domine plus, dont il est exclu.

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