Grisaille Express
raphaeld
On l’aperçoit qui arrive du bout du quai : d’abord les traînées de ses gros yeux jaunes, puis sa tête qui émerge de l’obscurité. Il dandine tranquillement son cul de métal le long des rails… Le silence tombe sur les voyageurs, subitement ; ils comprennent qu’il est enfin fini le doux rêve. Qu’il va falloir s’y remettre et dans pas longtemps. Les visages se baissent… Retrouvent leur posture de tous les jours : celle qu’on adopte généralement dans les transports en commun le matin. Y’en a bien quelques-uns qui font de la résistance : ils tentent un sourire, une vanne… Mais ça prend pas vraiment malgré l'envie d’y croire. On sent les relents du quotidien à la porte.
Alors ils montent un à un, les bouts de chair encore bronzée, avec leur barda. Ils finiront bien par abdiquer… Ils attendront sagement l’année prochaine. Adossé au mur je finis ma clope, machinalement, et je me marre doucement. J’ai pas la mort dans l’âme moi, je peux repartir quand j’en ai envie. Le vent dans les pattes, l’appel du large… Et hop ! Direction la liberté ! Mais eux, les pauvres. Avec leurs gosses et leur boulot… Et les soucis… Y’a un gamin qui traîne une grosse valise, on voit le haut de sa petite tête qui oscille par-dessus, il souffle… Son papa l’engueule un bon coup – faut qu’il se remue les fesses ! Y’a une amoureuse qui dit au revoir à son amoureux à coups de bisous, y’a deux trois vieilles qui triment avec leurs bagages, et des braves types qui les aident... ça s’affaire, ça se remplit. Je finis par monter moi aussi.
C’est un train-couchette, on est tout serré à l’intérieur. Ils se sont tous réunis dans le couloir pour passer un coup de fil à la maison. A la fin du parcours du combattant ma cabine m’attend, toute petite et déjà pleine de monde. C’est le gosse de tout à l’heure avec son papa, son grand frère et sa petite sœur, toute paniquée baveuse, qui roule des yeux en me voyant entrer avec ma barbe et mon gros sac. Elle manque de peu l’étouffement de terreur dans sa morve. Je me faufile me pousse, je trouve une place pour mon sac et m’allonge tout en haut. Je domine la scène, c’est moi l’ermite de ce train. Rien ne m’échappe ! J’ai vu ton doigt dans le nez, morveux ! Il griffonne sur un bout de papier – un visage… Je crois… La gamine se calme tant bien que mal dans les bras du papa qui lui entonne sa chanson rien qu'à elle. « Violeta, violeta ! A-ah-ah ! » Sa tête à Violeta balance, sautille… Du couloir, on entend le dadais de grand-frère qui gueule ; coup de fil à un pote « Mais ouais j’arrive bientôt j’te dis ! » - il vocifère, il joue le chef de meute. Le petit va le rejoindre, la morve au nez sous le coup de l’admiration. Il le regarde comme une idole ! Ah qu’il est balèze, qu’il est cool ! Il traite ses potes comme de la merde ! Vénère, le dadais l’envoie valser, tatane au cul. Penaud, le petit se fraye un chemin avec son nez, renifle les obstacles… Il retourne à ses gribouillis.
Le lombric ferrailleux oscille le long de la côte. Il secoue il tousse, toutes les dix minutes il amasse quelques tas de bagages et de corps fatigués… Hésite, pousse, titube un peu plus loin… Puis vire et file droit vers le nord. Adieu cigales, adieu soleil du Midi ; adieu, adieu !
Le couloir vibre de ronflements et chuchotements, quelques égarés y déposent leurs silhouettes dans la pénombre. Le ronron les berce… Ils fondent, se poussent mollement… La porte du compartiment gémit que je la réveille sèchement. Mais là-dedans c’est encore plein de vie ; le dadais marmonne des mots doux à son téléphone, la gamine chante avec son papa, le môme se balance à l’échelle et rêvasse à travers la fenêtre. Ils sont infatigables. Je retourne à ma lecture. Mais bientôt je vois un truc qui oscille sur la couchette d’en face… C’est le papa qui passe Violeta au môme en-dessous pour le bisou de bonne nuit. Il la tient par le bras, le gosse remarque même pas, il est pompé par ses écouteurs… « Fais gaffe ouech ! » balance le dadais en-dessous. Costaude, la gamine. Le morveux finit par l’attraper et commence à la bécoter… C’est tout calme à nouveau. Je vais faire un tour dans le couloir pour finir mon chapitre. A peine la cloison fermée j’entends l’aîné qui gueule à nouveau. « Arrête de toucher à ça bolosse ! » Il tarte son frangin qui tripotait hardiment la clim. Le môme chiale un peu, s’éclipse dans le couloir… Il a eu sa dose de torgnoles. Mais il a encore envie de jouer, il explore le train, tâtonne à droite à gauche, regarde quelques secondes à travers la vitre, se lasse… Va voir ce qu’il y a au bout de la voiture, osera – osera pas… Evidemment ça importune les braves gens qui voulaient se prélasser en face de la nuit qui défile. Le gosse courbe l’échine, il sait plus où se mettre… Les corrections ça pleut de partout. Il se décide à rentrer bien sagement.
Bon j’arriverais pas à le terminer ce chapitre… Y’est temps de se coucher, ça bâille trop dans le coin. A l’intérieur je trouve le gamin en train de pleurnicher. Son grand frère qui lui a piqué son stylo… « Dégage ! » il ne lui rendra pas. Je m’en mêle pas, les histoires de gosses c’est pas rationnel. Je m’allonge, enfonce l’oreille dans l’espèce d’oreiller – il crisse, j’ai oublié le plastique. Alors que je me redresse pour le retirer on me tapote l’épaule.
« Dis monsieur, t’aurais pas un stylo steuplé ? »
Ben si bien sûr. T’as vu la beubar ? Vas-y tiens, voilà mon stylo, un bic première classe. T’as intérêt à me pondre un chef-d’œuvre. Tu peux le garder j’en ai plein d’autres. Le gamin soulagé sautille vers sa couchette. Des branches se frottent contre les parois… Le ciel nocturne traverse la vitre, s’infiltre par les pieds, m’engourdit tout entier… Je sombre.
Au réveil, ils sont partis. A mes pieds, une feuille arrachée de son carnet. Dessus, un mec avec une barbe, un sac, un livre… Merci Meussieu !
"Ben si bien sûr. T’as vu la beubar ?"
· Il y a presque 11 ans ·Top.
jeremya
Je suis sensible à ton écriture, moi j'adore.
· Il y a environ 11 ans ·Marion B
Ce texte-là il est plein de haine. J'aime moins.
· Il y a environ 11 ans ·Frankie Perussault
Point du tout ! C'est pas de la haine, c'est plus un regard amusé sur les mains légères... Et les vacanciers en route pour la routine.
· Il y a environ 11 ans ·raphaeld
Je pensais que le monsieur à la barbe en fait c'était le père noël, il allait attraper l'adolescentus et le suspendre un peu au-dessus des rails, genre rééducation des mains trop lestes sur les plus petits, mais pour de faux, quand même. Et il serait le super héro du petit, du coup j'étais un peu déçu au début. Et pis en fait c'est encore plus fort, juste avec un stylo, et un bic en plus!
· Il y a environ 11 ans ·Non sinon y a un petit détail qui, mais se serait pas swag.
hel
Trêve de suspense, balance-le ce détail ! Halte à la répartie sournoise !
· Il y a environ 11 ans ·raphaeld
Bon voyage! n'aurait-il pas mieux valu parler de cigales avec le soleil du midi??? Les grillons c'est la nuit... ce que j'en dit c'est que je suis du coin, toute l'année, pas besoin de prendre le train... CDC
· Il y a environ 11 ans ·yoda
J'ai du mal avec la faune des quatre coins du monde, faut me pardonner... Merci :)
· Il y a environ 11 ans ·raphaeld
ce n'est pas grave! Là, ça m'a fait tilt. Mais dans certains textes ont me corrige et je suis bien contente car parfois je fais de grosses erreurs!!!
· Il y a environ 11 ans ·yoda