Homo Politicus et Grands Argentiers

Pascal Bléval

Science-fiction... Ou pas...

Encore un texte sur un thème d'actualité, en l'occurence la crise économique et les discours fleuris qu'on nous sert à la louche pour jusifier l'injustifiable...

Attachez vos ceintures, c'est parti. ;)

Texte:

Homo Politicus et Grands Argentiers

Aujourd’hui, c’est le grand jour pour Charles Ragodas.

Aujourd’hui, c’est le jour de son discours à la nation.

Aujourd’hui, c’est le jour où il va marquer de son empreinte le destin de tous ceux qui ont eu le courage de voter pour lui, un an plus tôt.

Aujourd’hui, l’histoire est en marche.

*

Charles Ragodas, complet veston gris anthracite impeccable sur le dos, port de tête irréprochable et droit comme un I, gestes fluides programmés et voix posée bien en tête, s’avance sur l’estrade. Derrière lui, une rangée d’hommes et de femmes en costumes cravates et tailleurs en soie de chez Chanel le soutiennent silencieusement, mains croisés sous la poitrine et regard fièrement braqués vers le ciel.

« Mes chers concitoyens, commence le Président Ragodas en s’emparant du micro, aujourd’hui est un grand jour pour le pays ! »

Charles repose le micro, s’empare de la bouteille d’eau qui trône sur son pupitre et en boit une  gorgée avant de reprendre le fil de son discours.

« Car notre pays va mal, oui, la situation n’est pas confortable pour des millions de français, pour des dizaines de millions d’européens, pour des milliards de gens à travers le monde. Oui, la crise des subprimes nous a tous marqués de son empreinte ! Le monde s’en remet progressivement, mais tout n’est pas résolu pour autant. »

Nouvelle pause, petit hochement de tête en direction des caméras, visage grave mais œil résolu.

« Non, tout danger n’est pas écarté aujourd’hui ! reprend Charles Ragodas. Car l’épargne de millions d’épargnants est menacée ! Notre système bancaire, en première ligne face à la crise, à besoin de nous. Mais à travers les banques, c’est notre argent que nous sauvons ! Oui, c’est pour vous tous, petits commerçants, travailleurs indépendants, salaries, retraités, chômeurs, oui, mêmes les chômeurs… Que j’ai pris la décision qui nous sauvera tous. »

Ovation dans la salle, un pas en arrière pour laisser monter puis refluer la vague sonore, l’accompagner d’un geste triomphant, d’un sourire compréhensif et avenant, puis retour au micro.

« Je le répète, c’est dans le but de vous aider, vous tous qui faites de la France ce qu’elle est, je veux dire une Nation forte et indépendante, que j’ai pris la décision de débloquer une aide d’urgence, un fond de solidarité national d’un montant de 900 milliards d’euros ! Aujourd’hui, nous signifions clairement au reste de l’Europe que non, nous ne respecterons pas leur exigence de réduction du déficit ! Nous ne laisserons pas faire ces technocrates qui souhaiteraient nous voir crouler sous le règne de l’austérité ! Mais nous ne tournons pas pour autant le dos à nos voisins et amis ! Au contraire, nous espérons – nous les y encourageons – qu’ils nous accompagneront dans cette route vers la liberté monétaire, vers la reprise économique, vers des lendemains qui ne font plus grise mine mais qui redressent la tête avec fierté ! »

La salle vibre sous les hourras, le Président est tenté l’espace d’un instant de se boucher les oreilles tant le volume sonore a explosé et menace l’intégrité de ses tympans. Mais il résiste et affiche un sourire éclatant et radieux. C’est son jour, c’est son heure. Aujourd’hui, il est un Dieu vivant, et plus rien d’autre ne compte à ses yeux.

*

« C’est à ce moment qu’il faut lui lancer des cacahuètes ? demande Marjorie à son compagnon avant d’engloutir une poignée de pop-corn salés.

—     Je crois bien que oui », lui répond Théodule en hochant la tête.

Marjorie puise alors dans un sac plastique qui traîne à ses pieds et s’approche de la grande cage aux barreaux d’acier. Là, imités par d’autres badauds, elle lance en direction de l’homme au complet veston gris anthracite de petites cacahuètes qui tombent autour de l’orateur. Celui-ci ne remarque rien. Il se tient là, dressé comme un piquet, levant les mains comme pour saluer un tonnerre d’applaudissement que lui seul entendrait, à sourire à des gens que lui seul verrait.

Marjorie rejoint son compagnon, qui s’était éloigne en direction d’une autre cage.

« Il est sympa, ce musée. Mais tu crois que c’est vrai ?

—     Quoi donc ?

—     Tu crois vraiment que des gens votaient pour ce type d’homme, avant ? J’ai quand même du mal à avaler ça, c’est trop… Je ne sais pas… Trop gros. Toi qui a fait des études d’histoire, tu dois le savoir, si c’est vrai. Alors ?

—     Alors ? Oui, c’est vrai. Ils se laissaient même diriger par eux, ensuite. Ca parait incroyable, mais c’est tout ce qu’il y a de plus vrai.

—     Ils devaient vraiment être stupides, à cette époque.

—     Même pas. Ils étaient comme nous, maintenant. Ni plus cons, ni plus intelligents. Nous avons juste évolué, mais personne ne comprend exactement quand, ni comment. Pas même les historiens et les psychologues les plus chevronnés. Bon, que veux-tu voir, à présent ?

—     Et si nous nous arrêtions devant la cage des dirigeants de grandes entreprises ? Tiens, pourquoi pas la cage des grands banquiers ? Tu sais, les « trop gros pour faire faillite ».

—     Si tu veux. Ce n’est pas très loin. Mais d’abord, j’ai envie d’une barba à papa, ça fait longtemps que je n’en ai pas mangé.

—     Ok, mais tu promets qu’après on va voir les banquiers ! »

Le couple s’éloigne, main dans la main au milieu des grandes cages du musée-zoo des grandes tendances du passé. Ils rient, insouciants face à ces témoins d’errements enterrés depuis longtemps sous la double couche du développement durable et de la croissance soutenable.

À bon entendeur.

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